Point de vue. Les institutions d’abord, les gouvernants ensuite
Le déni des institutions est la plus grande tare des régimes autoritaires, tandis que leur reconnaissance est l’une des marques de grandeur des démocraties.
On connaît la musique : les grands hommes fondent les institutions, les gouvernants ordinaires sont créés ou issus des institutions précédentes. Ces derniers participent de la « routinisation » de l’Etat et du « désenchantement politique », comme le dirait Weber, pour lequel d’ailleurs, les grands hommes ne courent pas la rue. Ils sont rares dans la vie des peuples dont l’histoire regorge d’hommes ordinaires au pouvoir. Bonaparte, De Gaulle, Lincoln, Bismarck, Churchill, Thatcher, Kennedy, Bourguiba et bien d’autres, ne sont pas indéfiniment reproductibles. On ne joue pas impunément aux grands hommes quand les circonstances et la vision ne permettent pas de l’être. « L’ambition dont on n’a pas les talents est un crime », disait Chateaubriand.
Les régimes autoritaires sont des régimes fondés sur l’autorité d’un homme, tantôt illuminé, tantôt usurpateur, ou sur un mythe ou encore sur une faction s’investissant dans une mission messianique. Ces hommes s’estiment en droit d’incarner l’Etat, et pire, l’ensemble de la société. Peuple, territoire et gouvernement sont confondus en une seule personne. Les « institutions » elles-mêmes ou les assemblées et organes qu’ils érigent d’autorité, se résument en définitive en leur propre personne. Ils ne croient ni aux corps intermédiaires, ni à la vertu objective des institutions, ni même en l’Etat qu’ils s’ingénient de renforcer artificiellement. Ces types de gouvernants sont souvent violents, ne pouvant composer avec des institutions-« écrans » dont dépendrait leur pouvoir. La Tunisie vit depuis deux ans sans corps intermédiaires et sans institutions, autres que ceux mis sur mesure et manipulés par un homme. Pouvoir d’abord, institution ensuite, telle est la recette de l’autoritarisme ordinaire, routinier, sans génie. Le despote éclairé Bonaparte a créé à lui seul environ 25 institutions dans l’Etat et dans la société, qui lui ont toutes survécu jusqu’à ce jour.
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Sachant que la stabilité ou l’institutionnalisation d’un régime politique est évaluée dans la durée, nul ne s’étonne qu’une fois le maître disparu et la fureur passée, de tels régimes ne laissent place qu’au chaos social et à l’incertitude du pouvoir. Il n’est pas impossible que la Tunisie puisse connaître demain une guerre larvée entre les partisans de la Constitution légitime de 2014 et ceux de la constitution illégitime de 2022, ou entre les partisans de la Révolution et ceux de la Restauration. A l’évidence, un pouvoir illimité est un pouvoir non gouverné par des principes, règles, et institutions équilibrées propres à tempérer sa brutalité, à réglementer sa succession et à stabiliser les régimes au-delà de la précarité des gouvernants. Pire, le président Saïed, président d’une République, s’est cru en droit de déclarer à l’opinion, qu’il ne laisserait pas, à la fin de son mandat, l’Etat entre les mains de personnes indésirables, « non patriotes », qui n’ont pas sa bénédiction. Il est président, corps électoral, opinion et futurologue.
On ne comprend pas souvent l’esprit du libéralisme politique, mais c’est une conception qui ne croit pas à la naïveté, parce qu’elle est fondamentalement pessimiste et prudente sur la nature de l’homme et sur la pratique du pouvoir. Le libéralisme ne fait pas aveuglément confiance au pouvoir, comme il n’est guère enchanté par le miracle de l’autolimitation spontanée des gouvernants. Il ne fait confiance qu’à des institutions neutres, pouvant être un rempart vigoureux contre le pouvoir possessif, en vue de protéger les droits et libertés des individus et de leur donner des garanties contre l’arbitraire. L’institution se situe dans le cadre d’une philosophie constitutionnaliste qui a toujours accompagné la philosophie libérale. L’une ne va pas sans l’autre.
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Les institutions ne sont pas des procédés seulement formels ou des procédures procédurières, elles dérivent des principes politiques. Elles ne peuvent pas exister de manière improvisée, sans structures, car tout ce qui relève des institutions relève en définitive du droit, et des garanties aux citoyens. Toute institution établie de facto ou en l’absence de garantie, c’est-à-dire par la volonté arbitraire d’un homme, est une institution livrée à l’injustice et à la violence. L’homme, à lui seul, n’est ni une garantie ni une institution. Lorsque par exemple, les citoyens obéissent au Président de la République, ils n’obéissent pas à un homme, mais au chef d’Etat, c’est-à-dire à l’institution. Et quand l’institution elle-même n’existe pas, tout vacille.
C’est sans doute là qu’il faut voir dans l’institution une fonction modératrice du pouvoir et stabilisatrice des régimes politiques. L’institution n’est dépourvue ni d’objectivité ni d’impartialité. C’est ce qui rassure l’opinion et lui inspire confiance dans ses droits, tout en limitant les abus éventuels. L’homme politique est partisan, malléable, changeant au gré de ses intérêts du jour et des circonstances politiques, alors même que l’institution est censée se mouvoir dans la durée et la stabilité. On le sait, l’esprit de l’homme est versatile. Quoique, en politique, ce ne soit pas seulement l’homme qui est « versatile », ce sont aussi les partis, les groupes, les factions, les majorités, les assemblées, ainsi que l’opinion publique, voire le peuple lui-même avec ses états d’âme.
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Pour que l’institution puisse ainsi fonctionner, la partialité des hommes politiques doit être au service de l’institution. Exercice, il est vrai difficile, et pour les hommes politiques et pour les partis et les majorités politiques dont l’esprit est plutôt orienté par l’esprit partisan et l’électoralisme. L’institution peut toujours, ce qui n’est pas exclu, coïncider avec les penchants subjectifs des gouvernants. En tout cas, le fait même que les gouvernants prennent en compte les contraintes institutionnelles ou soient contraints de s’arranger avec leurs exigences, est une manière de freiner les dérives éventuelles et d’extirper le venin de l’absolutisme.
Si l’institution parvient à tempérer la brutalité des autorités politiques, elle adoucira vraisemblablement et les mœurs politiques et l’exercice du pouvoir, tout en frayant en conséquence la voie de la liberté individuelle. L’institution est une structure nécessaire à travers laquelle est obligé de transiter le pouvoir, s’il cherche du moins à demeurer un pouvoir de droit, légitime, avant comme après la prise de décision. Elle est au fond un organe de résistance, même à travers sa « passivité ». Son existence incite le pouvoir à la ménager et à éviter de la heurter de front. La décision politique aura moins la forme d’une décision personnelle que la forme d’un compromis entre la volonté du pouvoir et l’idée que celui-ci s’en fait de l’institution, de ses vertus, de ses principes et de ses implications. Même les mesures exceptionnelles prises dans le cadre de graves crises doivent être en démocratie postérieurement approuvées, une fois le danger passé, par les institutions légitimes, en l’espèce parlements et tribunaux.
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Les institutions sont salvatrices, parce qu’elles sont préservatrices. Elles seules nous prémunissent en profondeur contre les graves troubles incontrôlables et empêchent que les gouvernants soient acculés à l’action violente. Cette importance est vérifiée à la fois par la nécessité de la modération et de la stabilité politique, auxquelles l’institution n’est pas étrangère, que par la nécessité de l’évolution de la même institution dans le temps en accord avec le progrès des esprits et des lumières. Les deux nécessités sont également réductrices de violence politique.
La théorie de l’institution est fondamentalement pessimiste. Elle cherche par tous les moyens à enserrer le pouvoir par des chaînes hors desquelles il lui est difficile de dévier. Le choix qui se pose est clair. Il s’agit ou bien de rendre difficile l’exercice du pouvoir à travers un ensemble institutionnel interdépendant, pour faciliter l’exercice des libertés, quitte à prendre le risque de mettre des obstacles ou des retards (salutaires) à l’action de l’Etat ; ou bien de rendre plus facile cet exercice du pouvoir personnel à la faveur d’un vide institutionnel ravageur, quitte à le rendre plus dangereux et à entraver les libertés individuelles. Tel semble être le choix politique en la matière. Les dictateurs ont choisi leur camp, les démocrates aussi. Les premiers ont l’habitude d’imposer l’obéissance à un homme, les seconds n’ignorent pas que les citoyens n’obéissent qu’à la loi. L’institution d’abord, les hommes après. L’Etat durable prime sur l’Etat fragile de l’instant.