Les illusions de l’autoritarisme de Bouteflika et d’Al-Sissi
Les présidents Bouteflika et Al-Sissi sont encore une fois candidats à leur propre succession. Eux, leur entourage, et une partie de leur opinion, croient dur comme fer, comme dans beaucoup de pays arabes, que l’autoritarisme est le seul rempart contre l’islamisme. Mais l’autoritarisme est trompeur.
Sans doute l’autoritarisme est loin de conférer une quelconque légitimité aux détenteurs du pouvoir. Il ne représente ni une solution politique aux vrais problèmes politiques, économiques et sociaux, ni une condition de la liberté politique des individus. Al-Sissi en Egypte et Bouteflika en Algérie partagent le même sort autoritaire aujourd’hui. Le premier envisage de réformer la Constitution pour prolonger son mandat à la tête de l’Etat, comme beaucoup de dictateurs arabes ; le deuxième, malade et affaibli, se déplaçant en chaise roulante, postule pour un autre mandat présidentiel, alors qu’il peine à parler ou à exprimer deux mots de suite.
Tous les deux, ainsi que leurs entourages respectifs, les privilégiés de leurs régimes, et une bonne partie de leurs opinions craintives, croient que le pays ne peut venir à bout des islamistes qu’en soutenant un régime autoritaire, un homme de fer issu du cercle militaire ou un homme qui, bien que handicapé, est soutenu par l’armée du pays et l’opinion silencieuse, et même moins silencieuse. L’Egypte et l’Algérie ont connu, comme d’autres pays de la même région, les affres de l’islamisme fanatique et violent.
La candidature officielle de Bouteflika présentée ces jours-ci, après quelques hésitations usuelles destinées à tâter le pouls de la nation, divise malgré tout le pays. Le pour et le contre coexistent imperturbablement. En Algérie, il y a en fait deux générations historiquement bien séparées. Celle qui a vécu la guerre d’indépendance, les années de terrorisme islamiste et de violence est nettement, et sans hésitation, portée vers la paix et la sécurité. Par contre, les jeunes qui n’ont connu que Bouteflika au pouvoir depuis 1999, la crise économique et le chômage, sont désemparés et ballottés entre « la fureur de vivre », la liberté, la sécurité et l’anti-islamisme. D’ailleurs, le seul bilan dont peut se targuer Bouteflika, un président qui, sans doute, ne fait pas rêver les Algériens, c’est d’avoir mis un terme au bain de sang terroriste et à la guerre civile des années 1992-2012. Comme Ben Ali autrefois en Tunisie, il se prévaut d’un bilan sèchement sécuritaire. Les jeunes ne connaissent même pas physiquement leur président. La dernière fois qu’il s’est adressé au peuple algérien, c’était en 2012. Propulsé par l’armée, par son entourage et tous les profiteurs du régime, avides de pérenniser la corruption et leur exploitation des rentes des hydrocarbures, Bouteflika n’a pas l’air de savoir ce qui se passe. Les défenseurs de l’autoritarisme l’invitent à se représenter. Faute de résistance physique, il n’a d’autre choix que d’obtempérer pour sauver les « intérêts supérieurs » de l’Algérie. Le pouvoir ne se refuse pas dans les pays arabes. Il s’arrache une première fois, puis on ne le lâche plus aux éventuels arracheurs.
Al-Sissi, lui, est un véritable raz-de-marée, un bulldozer qui cherche à remplir aussi bien le vide que le déjà plein. Ce type d’homme, énergique et volontaire, comme ses semblables, est hanté par le spectre de la fin de mandat. L’islamisme est une chance à saisir. Le cheval de bataille de ce militaire, porté vers l’uniformité du paysage, c’est le danger islamiste, le désordre, le chaos de la rue. Une occasion pour tout verrouiller. Son pouvoir a commencé par une destitution de force de l’islamiste Morsi, il se maintiendra de force contre le retour islamiste. Aujourd’hui, Al-Sissi a fait voter par les deux tiers de l’Assemblée (485 des 596 députés) un projet de réforme constitutionnelle qui lui permettra d’une part de prolonger la durée de mandat présidentiel qui passe de quatre à six ans, et d’autre part de se représenter de nouveau, en ne tenant pas compte des mandats déjà accomplis. Chose qui lui permettra de rester au pouvoir jusqu’en 2034. Mieux encore, la nouvelle réforme va lui donner presque les pleins pouvoirs d’une dictature romaine. Il acquiert de nouveaux pouvoirs comme la nomination des juges et procureurs. Un amendement prévoit encore que l’armée a le devoir de protéger « la Constitution, la démocratie, la cohésion fondamentale du pays et sa nature civile ». Seuls les profanes pouvaient être contrariés par l’idée d’une armée défendant la Constitution, la démocratie et la cohésion du pays, pas Al-Sissi, ni l’armée nationale.
C’est vrai qu’une partie de l’opinion civile et moderniste arabe, même dans les pays pluralistes ou démocratiques, continue de croire à la nécessité de traiter l’islamisme seulement par l’ordre public, la sécurité, la répression, la peine de mort, en un mot par l’autoritarisme ou la dictature d’un homme de fer. Une opinion qui est prête à évacuer toute référence à la démocratie, à la liberté ou au droit dans le traitement du problème islamiste, que ce soit celui des fanatiques terroristes et violents, que celui des mouvements islamistes feignant de participer au jeu politique démocratique. Certains parlent même, non sans violence, de l’éradication et des islamistes et de l’islamisme.
Ce faisant, la crainte, la répression et l’emprisonnement de l’islamisme ne peuvent résoudre à eux seuls les problèmes politiques de l’Egypte et de l’Algérie, même si toute politique nécessite, il est vrai, la pacification de la société. Mais, l’autoritarisme ne pacifie rien du tout, il ne fait que différer le traitement des vrais problèmes de fond. Les islamistes sont d’ailleurs maîtres dans l’art de la dissimulation, de la clandestinité et de la communication à travers leurs toiles et réseaux secrets. Le mieux serait de les voir au grand jour, comme en Tunisie, pour qu’on puisse voir où se trouve la gangrène, la combattre, mobiliser l’opinion contre elle, la contourner par le droit, sans naïveté aucune. L’islamisme s’est dissimulé pendant plus de trente ans en Tunisie. L’autoritarisme de Bourguiba et de Ben Ali a renforcé son combat, éveillé sa conscience, étalé ses réseaux, développé sa maturité et même sa légitimité. Les islamistes sont devenus de véritables « moujahidines », remplissant les prisons et errant dans un exil interminable dans l’attente de jours meilleurs. Même si la société civile moderniste les rejetait à l’époque, ils étaient considérés comme des héros par les militants progressistes laïcs durant les années de braise. Ils osent, ils affrontent et ils se sacrifient. En somme, le tableau du militant idéal, rêvant d’une nouvelle société ou du révolutionnaire lyrique.
Contre l’islamisme, Ben Ali a prolongé son mandat pour lutter entre autres contre l’islamisme. En vain. Il a fait un coup d’Etat en raison des islamistes, il a été chassé du pouvoir par les Tunisiens réunis. Mieux encore, les islamistes sont les premiers à avoir accédé au pouvoir démocratiquement dans l’histoire de la Tunisie, aidés par la faiblesse des partis laïcs. Ils se sont réjouis d’obtenir une revanche sur l’autoritarisme de Ben Ali et de Bourguiba. Ils causent encore beaucoup de problèmes dans le pays, mais ils mettent de plus en plus en évidence en Tunisie l’illégitimité de la violence. Ils trouvent nécessaire de jouer le jeu politique et institutionnel, même si la société civile et la classe politique n’ignorent pas que tel un Janus, ils ont deux têtes de combat. Au moins en démocratie, on aurait appris à les connaitre, à les voir au grand jour, à dénoncer leur maux et abus dans les médias libres, à traduire les terroristes en justice, à les sanctionner par le droit, même s’ils gardent une force de nuisance et d’obstruction. C’est tout une culture à apprendre, dans la douleur certes, mais elle est nécessaire.
L’islamisme violent doit être combattu par le droit, par la démocratie et par la sécurité, et j’ajouterai, par l’autorité de l’Etat. Les Algériens et les Egyptiens ne peuvent être absolument immunisés contre un regain d’islamisme revanchard et soudain en élisant indéfiniment les mêmes hommes au pouvoir, sans légitimité aucune, qui les trompent souvent sur les politiques à suivre à l’égard des islamistes, qui croient traiter la violence par une autre violence. L’autorité de l’Etat est nécessaire contre ce fléau, pas l’autoritarisme trompeur.