Point de vue. Les Droites françaises
Il n’y a pas « une » droite, mais « des » droites en France, bien distinctes sur les plans historique, philosophique et politique. Des tendances sans cesse remodelées, mais relativement constantes dans le jeu politique.
On le sait, l’expression de « droite », dont l’usage est si courant, est malaisée à définir. Elle évoque toute une série de tendances que le politologue René Rémond en a déjà fait en 1954 une classification célèbre dans un livre toujours d’actualité, Les droites en France (Paris, Aubier Montaigne, « Collection historique », 1982, 4e éd.). L’auteur distinguait entre la « droite légitimiste », contre-révolutionnaire et traditionaliste, hostile aux Lumières et à l’héritage de la Révolution, représentée aujourd’hui par Marine Le Pen et Eric Zemmour ; la « droite orléaniste », qui est la droite libérale, économiquement et politiquement libérale tout en étant socialement conservatrice, représentée autrefois par l’UDF sous Giscard d’Estaing, puis aujourd’hui par les divers partis du centre droit, qui parviennent à survivre tant bien que mal sous l’ombre des héritiers gaullistes ; et enfin la « droite bonapartiste », mettant en avant l’autorité de l’Etat, d’un chef et la démocratie directe, représentée par le parti gaulliste, puis le RPR, l’UMP, enfin les Républicains. Il y a en effet dans l’histoire française, non pas une droite, mais plusieurs, distinctes et rivales même. Pas de monolithisme de droite en France donc, même si le commun des mortels est enclin à ramasser d’un trait tout un pan de l’histoire française en collant l’étiquette unique de « droite » à ces différentes branches réunies.
Mieux encore, ces multiples « droites » ne se sont pas éclipsées depuis la Restauration de 1815. Certaines d’entre-elles ont suivi une pente déclinante, comme les libéraux orléanistes modérés ; d’autres ont pu remonter la pente, comme la droite légitimiste, initialement monarchiste et ultra-royaliste après la Révolution, aujourd’hui plutôt traditionaliste et contre-révolutionnaire, nationaliste et anti-européenne, mais dans le cadre de la République ; d’autres, comme la droite bonaparto-gaulliste est restée assez dominante, presque égale à elle-même dans le jeu politique de ces dernières décennies, même si elle a été écartée par moments du pouvoir, face aux socialistes ou face au giscardisme libéral, et même si elle a été quasiment laminée par le macronisme aux dernières élections présidentielles et législatives de 2017, comme d’ailleurs toutes les autres forces politiques. Cette droite bonapartiste commence d’ailleurs à se redresser avec la désignation de Valérie Pécresse, candidate élue des Républicains aux primaires organisées ces jours-ci pour les présidentielles, si l’on en croit du moins les sondages. Une droite qui, curieusement, tente de revenir en force à la faveur d’un discours confirmant sans fard, et avec très peu de nuances, les thèses autoritaires et liquidatrices de Zemmour, reséduisant les électeurs et militants Républicains, indécis ou partis précédemment dans d’autres cieux.
Aujourd’hui, c’est la droite contre-révolutionnaire et nationale qui revient en force, doublement incarnée, par le Rassemblement national et sa cheffe Marine Le Pen, puis par Eric Zemmour et son tout nouveau parti appelé « Reconquête ». « Reconquête » de la France « éternelle » et « pure », et « reconquête » aussi d’un courant historique, qui n’a pas encore sa place au pouvoir, en dépit du lepénisme de ces dernières décennies. Aussi concurrents soient-ils, et à l’intérieur même de l’extrême droite, ces deux mouvements recueillent ces jours-ci 33% des intentions de vote aux présidentielles pour leurs leaders respectifs (18% pour M. Le Pen et 15% pour Zemmour). En somme, une tendance représentant le tiers du corps électoral. Même si aux derniers sondages, ils sont en troisième et quatrième rangs, derrière Emmanuel Macron et Valérie Pécresse. Le mouvement contre-révolutionnaire reste encore un mouvement de contre-pouvoir, voire de contre-culture (même revigorée aujourd’hui), et non un mouvement de pouvoir. Dans la Ve République en tout cas, il n’a pu être un parti de gouvernement. Les deux autres droites lui ont souvent barrés la route, à l’échelle nationale et dans les circonscriptions, par leurs alliances naturelles contre cet intrus.
Historiquement, cette droite extrémiste zemmouro-lepénienne était contre-révolutionnaire déjà par rapport à la convocation des Etats généraux, émigrée durant la Révolution, fuyant le territoire national de crainte du châtiment des révolutionnaires enflammés, et ultracistes à la Révolution, en devenant légitimiste par rapport à l’avènement de la maison d’Orléans lors de la Restauration. « L’avant-garde » de cette branche de droite était représentée sur le plan des idées philosophiques par Burke, Maistre, Bonald, Chateaubriand, Maurras. En réalité, si certains contre-révolutionnaires dans le passé ont combattu la Révolution au nom de l’Absolutisme de l’Ancien Régime, d’autres ont souhaité une monarchie limitée, témoignant prématurément d’une sensibilité « libérale » conservatrice qui ferait la transition entre Montesquieu et Edmund Burke, comme Chateaubriand, qui a défendu sous la Restauration la même cause que Benjamin Constant, lui-même républicain modéré converti monarchiste (et même flirtant avec le Bonaparte des cent Jours).
Au-delà de la réalité des trois branches de droite relevées par René Rémond, Gilles Richard introduit un schéma dualiste dans son Histoire des droites en France : de 1815 à nos jours (Paris, Perrin, 2017) qui, au-delà de l’énumération de huit familles dans la droite française, la plupart en déclin ou en voie d’extinction, n’en retient finalement que deux grandes tendances, la « droite libérale », devenue néo-libérale, et la « droite nationaliste », marquée par la montée du Front national dans les années 80, et quoique phénomène tout récent, donc à durée indéterminée, par celle du journaliste polémiste Zemmour. La droite néo-libérale étant incarnée par Les Républicains.
Mais, il n’est pas faux de considérer la tendance macronienne, plutôt centriste libérale, comme celle qui représente le mieux la « droite orléaniste », libérale et modérée. Emmanuel Macron qui, depuis le début, ne voulait pas se positionner franchement à gauche ou à droite, a réussi à battre et abattre en même temps la droite et la gauche en 2017. Son positionnement a été durant l’exercice de son mandat plutôt à droite, l’identifiant à la droite libérale modérée, européenne, progressiste et réformiste, sans verser dans le libéralisme autoritaire des bonapartistes Républicains, ou dans la contre-révolution traditionaliste, non européenne, nationaliste, enfermée dans les préjugés de la vieille France, hostile aux étrangers, à l’invasion « barbare » arabe, réceptacle du terrorisme islamiste, celle de Le Pen-Zemmour. Le président Macron, candidat non encore proclamé, a d’ailleurs intérêt, pour éviter d’incarner le néant politique, à s’ancrer dans cette tendance historique libérale (que vaut un parti sans ancrage historique, sans poids culturel et idéologique ?), tout en se rapprochant des électeurs de gauche, de plus en plus indécis devant l’effacement des partis de gauche de la scène politique, déstabilisés par l’indétermination du mouvement, les surenchères extrémistes, et la dilution du leadership (à l’exception de Mélenchon). Son mouvement En Marche pourrait transparaître comme le plus modéré des partis de droite, en incarnant le modernisme progressiste et la législation réformiste, voire le « libéralisme de gauche » ou ce que les Allemands appelaient « l’ordolibéralisme », cet ordre libéral juxtaposant la libre concurrence et l’intervention de l’Etat, une tendance d’ailleurs de plus en plus réaliste dans les Etats démocratiques modernes. Mais toujours en référence à une histoire politique.
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