Point de vue – Les désillusions du constitutionnalisme tunisien

 Point de vue – Les désillusions du constitutionnalisme tunisien

Photo : © ANIS MILI / AFP

Un nouveau monstre constitutionnel, s’il est adopté, enrichira l’histoire maléfique du constitutionnalisme tunisien, qui décidément ne sait pas encore tirer les leçons de l’histoire.

 

Le constitutionnalisme est une philosophie trop libérale, trop limitatrice du pouvoir politique et trop favorable aux droits et libertés individuels pour pouvoir jeter l’ancre dans un pays arabo-musulman, fut-il la Tunisie, qui a pourtant une tradition constitutionnelle depuis le XIXe siècle, et qui a même vu naître une révolution historique et singulière contre la dictature. Ahd al Aman de 1857 et la Constitution de 1861 étaient des Constitutions monarchiques imposées par les puissances coloniales et étrangères ; la Constitution de l’indépendance de 1959 était le fait d’un « prince » républicain qui a détourné le projet constitutionnel en sa faveur, vers l’autoritarisme ; favorable aux libertés et entachée de redondances conservatrices, la Constitution islamo-laïque de 2014 était morte née, accouchant d’un régime chaotique et corrompu ; enfin le projet de Constitution saiedien prolonge la conception du constitutionnalisme « inconstitutionnel », du renforcement du pouvoir, avec son langage rétrograde, ses appels à l’islam conservateur, entourés comme toujours en Tunisie d’une façade libérale. Il ne faudrait pas s’en tenir ici au commentaire touchant les différentes dispositions des droits et libertés (reprises du modèle de 2014), ordinairement insérées dans une Constitution, mais aux « faits saillants », ayant des prolongements politiques, propres à faire dériver le projet vers un pouvoir sultanesque, c’est-à-dire vers le contraire de la destination naturelle d’une Constitution de liberté.

 

Un projet contre-révolutionnaire

Ce projet de Constitution est moins un projet de « rectification du processus de la Révolution » comme le dit ce texte, slogan saiedien facile à proclamer, qu’un projet de contre-révolution réelle, peu favorable au progrès et aux Lumières. Il suffit de lire le Préambule, puis les Dispositions générales pour s’en convaincre. Le Préambule (contenant même des expressions insultantes, indignes d’une Constitution) commence par « Au nom de Dieu le miséricordieux » pour ensuite ressasser (tardivement) l’expression « Nous le peuple tunisien », source dérivée, comme si Dieu pouvait faire des Constitutions (les mollahs l’ont fait, il est vrai en Iran), et comme si le peuple n’est pas assez abusé par les hommes qui veulent interminablement parler en son nom. On le sait, les réminiscences arabo-musulmanes sont souvent affectées par l’idée de République théocratique, à titre conscient ou inconscient. On n’en guérira pas de sitôt. C’est comme si on jouait un peu Maistre et Bonald contre Benjamin Constant. « Le peuple » de Kais Saied est attaché à la nation arabo-musulmane et surtout aux « dimensions humaines de la religion islamique » (lesquelles ?), au continent africain, au droit du peuple palestinien (qui n’a rien à voir dans une Constitution proclamant les droits des Tunisiens). Les Dispositions générales ont accouché, elles, d’un « monstre constitutionnel ». Le désormais fameux article 5 considère « la Tunisie comme une partie de la nation islamique ». Il appartient donc « au seul Etat de réaliser les enseignements de l’islam… ». L’article 6 insiste que la Tunisie est une « partie du monde arabe », l’article 7, « une partie du Maghreb ». Mais de l’attachement de la Tunisie à l’espace méditerranéen, plus englobant que l’islam et l’arabité réunis, attachement pourtant plus réel et effectif, on n’en parle pas. La Méditerranée est la civilisation de l’ouverture, on l’exclut. Le passé et tout son imaginaire l’emportent sur le présent et sur la réalité. La Tunisie de Kais Saied n’est pas celle de tous, n’est pas celle de tous les temps, comme les autres Constitutions.

 

Un projet autoritaire ensuite

Le projet est issu d’abord d’un coup d’Etat commis par un homme élu par le peuple. Le constat n’est pas négligeable. Le coup de force d’un homme isolé déteint sur le projet sorti du fin fond de la personnalité d’un homme aigri, revanchard, tenté de renforcer son pouvoir au prétexte du recours au régime présidentiel. Un régime censé, dans l’imaginaire collectif, résoudre miraculeusement tous les problèmes du pays: économiques, sociaux, éducatifs, culturels, civilisationnels, religieux, comme le croient beaucoup de partisans et d’observateurs. Le coup d’Etat auto-présidentiel, fait contre tous, contre toutes les institutions, confisquant tous les pouvoirs de l’Etat, mène à l’évidence à l’autoritarisme du projet constitutionnel, comme l’indiquait déjà l’autoritarisme de la démarche refusant tout dialogue avec les autres organisations. Il faut être naïf pour y croire. Coup de force, exclusion, autoritarisme vont ensemble dans la logique des choses.

Le projet a l’outrecuidance dans le Préambule d’évoquer « notre attachement à établir un régime politique fondé sur la séparation entre les fonctions législative, exécutive et judiciaire et un équilibre réel entre elles ». On ne parle pas de « pouvoirs », ravalés à de simples « fonctions ». Donc point d’équilibre à établir, car seuls « les pouvoirs arrêtent les pouvoirs », comme le dit le célèbre magistrat de Bordeaux du XVIIIe siècle. Seuls des pouvoirs à la fois concurrents et « agissant de concert » sont susceptibles de créer des équilibres et un régime modéré. Les « fonctions », elles, ne peuvent relever toutes que d’un seul centre, du président, chef de l’Etat, au-dessus des partis, des majorités et des pouvoirs parcellaires. Quatre exemples indiquent cet autoritarisme :

Le mandat impératif (art.61) de type rousseauiste permettant de révoquer le député qui n’obéit pas aux consignes du peuple ou des citoyens. Le projet ne dit pas qui peut révoquer le député : le président, un nombre requis de citoyens ? Il renvoie la détermination de ce retrait du mandat à une future loi électorale, qui sera faite encore par un décret-loi présidentiel incontrôlable. Le président peut pousser bien entendu cette révocation d’un élu du peuple pour des raisons politiques, lorsque son profil politique lui déplait.

L’immunité du député (art.66) peut être levée par l’Assemblée, non pas seulement comme il est de coutume, pour des crimes et délits, mais aussi pour des propos tenus dans le cadre du débat parlementaire, dits « crimes » de diffamation, ou pour des violences à l’intérieur de l’Assemblée ou pour des empêchements au fonctionnement normal des travaux de l’Assemblée. Le projet ne dit pas encore qui peut autoriser la levée de cette dernière immunité pour des faits commis somme toute dans toutes les Assemblées sans faire intervenir autre personne que le président de l’Assemblée, maître du pouvoir de sanction lors des débats.

La dissolution. Il est étonnant que le président de la République se permette de dissoudre les deux Assemblées simultanément en plusieurs circonstances normales ou exceptionnelles – l’Assemblée des députés du peuple et l’Assemblée des régions et des districts – (art.96, art.107, 109), contrairement aux usages les mieux établis en matière constitutionnelle. Dans un régime parlementaire comme dans un régime présidentiel, il revient au chef du gouvernement ou au président de la République de dissoudre en principe la chambre basse. Pourquoi ? C’est celle qui est élue par le peuple, celle qui est la mieux représentée par les partis et l’opinion, et celle qui détient des pouvoirs plus importants que la deuxième chambre, élue indirectement par les collectivités locales (et moins légitime). Le président dissout encore les deux chambres lorsqu’une deuxième motion de censure est adoptée contre le même gouvernement lors du même mandat parlementaire (art.116). Reproduction d’une procédure de la Constitution de 1959, qui n’a jamais pu être réalisée dans le passé sous la dictature.

La Cour constitutionnelle est désignée entièrement et indirectement par le président de la République. Elle est composée de neuf membres, tous des magistrats de l’ordre judiciaire, administratif ou financier. Pas de professeurs de droit, ni de personnalités indépendantes compétentes. Or c’est le président qui nomme tous les magistrats. Comment ce projet de Constitution peut-il alors considérer que la Cour constitutionnelle est une « instance juridictionnelle indépendante » (art.125) alors qu’elle est chevillée au corps du président ? Comment peut-elle faire son travail, renforcer l’Etat de droit, défendre les droits et libertés des individus en restant dépendante de lui ? La Cour constitutionnelle est ainsi un moyen de renforcement du pouvoir présidentiel, autour de magistrats dociles et obéissants, écoutant la voix de leur maître, perdant toute crédibilité auprès des justiciables, elle n’est plus une cour soucieuse de défendre l’Etat de droit, les droits et des libertés et les droits de la minorité contre ceux de la majorité, comme cela ressort de sa mission fondamentale.

 

Un projet de non liberté

Ce projet, le moins que l’on puisse dire, n’est pas engagé dans un esprit libéral, comme ont pu nous le faire croire l’entourage du président, eux-mêmes trahis. Il est moins question, dans le style adopté du texte, de proclamation des droits et libertés des individus et citoyens que des devoirs de l’Etat. C’est comme si on devait les libertés à l’Etat et non pas à l’essence d’homme ou de citoyen. Les libertés et les droits sont proclamés à partir de l’interventionnisme et de la protection de l’Etat. L’Etat est le véritable maître du jeu. On ne dit pas que la liberté de conscience est garantie, mais que l’Etat protège cette liberté de conscience et de croyance (art.27). On ne proclame pas le principe de la dignité de la personne humaine et de la sacralité du corps, mais l’Etat protège la dignité de la personne, etc. On pourra multiplier les exemples dans ce sens tant ils sont nombreux. Ce qui dénote d’un esprit interventionniste, étatiste faisant prévaloir, comme l’aurait professé le sociologue Auguste Comte, la priorité des devoirs (en l’espèce de l’Etat) sur la consécration des droits et libertés. Quand on réfléchit d’ordinaire sur une Constitution, il faut le faire, comme le recommandait Benjamin Constant (Réflexions sur les constitutions et les garanties, 1814-1818), en vue d’un seul but : la liberté. Le moteur de la Constitution, c’est la liberté, sa finalité aussi. « Une Constitution est la garantie de la liberté d’un peuple ; par conséquent, tout ce qui tient à la liberté est constitutionnel, et par conséquent aussi, rien n’est constitutionnel de ce qui n’y tient pas » (Réactions politiques, 1797). Cet esprit de liberté, on ne le voit nullement dans ce projet, ni au niveau des institutions, où la concentration autour du président de la République risque de conduire au présidentialisme le plus abject et au retour des pratiques de l’ancien régime (déjà palpables) ; ni au niveau des principes de liberté, rédigés comme si les libertés ne dépendaient pas d’elles-mêmes ou de l’essence humaine, mais de la seule intervention de l’Etat.

Le constitutionnalisme est au fond un moyen tendant à transformer le statut légal des peuples par le passage de la servitude à la liberté. Servitude contre servitude n’est pas un signe de progrès, et c’est le cas d’espèce. C’est pourquoi il ne faudrait pas trop s’illusionner de la Constitution saiedienne, reflet de son style de pouvoir et de ses mirages idylliques.

 

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