Point de vue. « Les damnés de la terre »

 Point de vue. « Les damnés de la terre »

Ali Jadallah / ANADOLU AGENCY / Anadolu via AFP

Le conflit palestino-israélien attend toujours l’œuvre de la raison et de la sagesse politique, qui ont du mal à se frayer un chemin autour de la passion collective et des dérives propagandistes occidentales.

 

Où sont les « Lumières », réclamées par Kant ? Où sont ceux qui savaient désigner et localiser l’injustice et faire œuvre de raison, d’indépendance et de courage ? « Les Lumières », disait Kant, « se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre » (« Réponse à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? » », p.1). Alors, où sont les Sartre, Camus, Aron qui avaient le courage intellectuel de dire les choses, de désigner l’indicible, qui prenaient position contre la colonisation algérienne par leur propre pays, empêtré alors dans un délire collectif, qui disaient les mots justes, pas les mots « rassurants » que les gens voulaient entendre par la voix scandaleuse du jour ? Ces hommes d’esprit, universels, auraient été scandalisés par la propagande médiatique pro-israélienne, qui ne croit plus à l’opinion contraire, et qui nous rappelle les délires mensongers de la Maison-Blanche avant l’intervention en Irak en 2003. Dans les années 1980, souvent invité dans les médias français, le représentant de la Ligue Arabe en France, Hamadi Essid, fondateur de la revue Confluences Méditerranée, avait contribué à rendre présente la cause palestinienne dans l’espace public français et européen. Il était écouté et par les Palestiniens et par les Israéliens qu’il n’a cessé d’inviter au dialogue et au respect du plan de partage de l’ONU de 1948. Mais, les médias occidentaux d’aujourd’hui font plutôt du bruit à défaut d’informer, si le terme « information » a encore un sens dans une guerre. Les victimes civiles israéliennes sont les « élus » de Dieu, les victimes palestiniennes sont vouées à l’Enfer. C’est à croire que les médias occidentaux sont devenus à leur tour aussi colonisés que les Palestiniens.

 

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Où sont encore les grands leaders politiques, ceux qui savaient montrer à l’opinion mondiale que le courage de la raison, des valeurs et des choix qui s’imposent n’impliquent ni renoncement ni lâcheté ? Eux au moins, ils n’ignoraient pas, contrairement aux technocrates, aux politiques « ordinaires » ou aux philosophes de la com. (le fameux BHL ignore ce que le concept « pogrom » veut dire), que l’histoire est tragique, que les problèmes politiques ne sont pas solubles d’un trait de plume comme les mathématiques, et que la politique n’est pas blanc ou noir, ni vrai ou faux. Eux, ils savaient encore prendre rendez-vous avec l’histoire, comme de Gaulle, Itzhak Rabin, Arafat, Bourguiba, Hassen II, Mitterrand, Gorbatchev. Eux, ils savaient aller à contre-courant des opinions envahissantes et versatiles de leurs peuples, des intérêts à court terme des puissances internationales et régionales qu’on appelle « géopolitique », et faire front contre l’irrésistible bêtise ambiante pour susciter de grands compromis nécessaires et durables entre peuples en conflit. Eux, ils savaient accepter l’idée équitable de deux peuples et deux Etats, qui soient protégés par la communauté internationale, en tentant d’accorder les situations historiques de fait aux impératifs du droit international et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et faire concorder la justice à la réalité. Haute mission politique.

 

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Il faut le dire, il n’y a plus aujourd’hui au vu des rapports de force, en dépit des tueries collectives réciproques, un « tout palestinien » ou un « tout israélien ». Lyrisme d’écoliers ou confrontation stérile, et dégâts extrêmes à l’arrivée. Il y a plutôt place à ce que Yasser Arafat appelait « la paix des braves », une paix sans vainqueur ni vaincu. Idée toujours méconnue, toujours d’actualité.  Le fameux accord d’Oslo, grande avancée historique vers une solution de paix durable, comme la poignée de main entre Rabin et Arafat, autour de Clinton aux États-Unis en 1993, n’ont malheureusement pas survécu à l’assassinat de Rabin par un illuminé et extrémiste juif, ni à la mort prématurée et regrettable de Arafat quelques temps après. Max Weber n’avait pas tort, quand il préférait les « leaders charismatiques » ou les « animaux politiques » aux dirigeants ordinaires, incapables de peser sur le cours de l’histoire et de sortir les peuples de l’injustice routinière et de l’immobilisme sans issue.

 

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La Palestine est la « mère des combats », disait Arafat, la cause la plus juste. Les Justes ne s’y sont pas trompés, comme le soutien indéfectible de Mandela, de son vivant. Les Palestiniens sont les victimes historiques d’une décision européenne de type sophistique, de création artificielle d’un Etat en Palestine dans une zone arabe, par l’invention d’une histoire mythique. Le peuple palestinien n’est responsable ni de l’hitlérisme ni de la Deuxième guerre mondiale. La diaspora palestinienne témoigne du déchirement d’un peuple sans terres à qui on a défini l’identité par la force ou par des réformettes conjoncturelles, et qui lorsqu’il exprime son droit de résistance à l’oppression illégitime, principe défendu par les Déclarations de droit et les chartes internationales, il est aussitôt taxé de « terroriste ». L’occupant est digne, l’occupé est un terroriste, inversion des valeurs humaines et morales. D’habitude, les résistants à la colonisation ou à l’occupation de leurs pays et territoires, y compris Jean Moulin et ses camarades résistants français sous les nazis, sont acculés à recourir à la force, à défaut d’une armée de métier, et au terrorisme, pour résister à l’occupant, comme c’était le cas des résistants algériens, marocains ou tunisiens. Ils réclamaient tous le droit d’exister, le droit à la vie, le premier de tous les droits.

 

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Un droit ne se perd pas, le sentiment de justice non plus. Il passe de génération en génération, en dépit de l’insistante domination subie. Benjamin Constant disait que « la volonté de tout un peuple ne peut rendre juste ce qui est injuste ». L’oubli n’est pas l’effacement. Il en va de même de la volonté des grandes puissances ou des grandes alliances continentales. C’est l’humiliation, l’indignité, le déni du droit et l’injustice qui font les révolutions, les révoltes et autorisent la résistance des peuples. Le terrorisme, nul ne l’ignore, est abject, condamnable, méprisable dans un État apaisé, légitime, démocratique, ou même dans un Etat autoritaire, mais, les peuples ont une âme, un passé, une mémoire. On le sait encore, Hamas est une organisation islamiste terroriste détestable, qui n’a pas la légitimité du mouvement Fath, qui a pris le pouvoir par la force à Gaza en tuant 300 Palestiniens, et depuis 2007 à Gaza, il n’y a plus d’élection, ni de démocratie, outre que son souci répond plutôt à des besoins géopolitiques régionales. Mais, on n’oublie pas deux choses : d’abord, c’est Israël qui a contribué à la montée de Hamas pour diviser le mouvement Fath ; ensuite, Israël a toujours laissé traîner les choses pour imposer un fait accompli et le rendre  indéracinable par l’écroulement du temps et les implantations périodiques et soutenues des colonies.  C’est tragique : quand le gouvernement palestinien légitime essaye de trouver une solution de paix, Israël cherche à négocier en position de force, notamment en prolongeant les conflits; mais quand les Palestiniens légitimes dans le passé ou du Hamas aujourd’hui recourent à la force (celui-ci à l’aide de Hezbollah ou de l’Iran), ils sont qualifiés de terroristes. Que faire ? Faut-il d’abord éradiquer totalement les Palestiniens pour négocier un jour une paix juste, équitable et définitive avec eux ?

 

Il est difficile de résoudre un conflit politique entouré de religiosité. Les Palestiniens, ces « damnés de la terre », sont eux aussi des élus de l’Humanité, au même titre que leurs semblables, à défaut d’être des « élus de Dieu ». Ce faisant, ils ont le droit d’être les « élus » de la terre, la leur.