Point de vue. Les cinq clivages politiques en Tunisie

 Point de vue. Les cinq clivages politiques en Tunisie

Point de vue – Les cinq clivages politiques en Tunisie

Il y a cinq types de clivages politiques en Tunisie, à intensité variable. Des clivages s’expliquant tantôt par des considérations sociologiques, tantôt culturelles, tantôt politiques, tantôt en mélangeant les genres.

 

On peut, à partir de la théorie du clivage développé depuis 1967 par deux politologues, le norvégien Stein Rokkan et l’américain Seymour Lipset, dans un article, « Cleavage Structures, Party Systems and Voter Alignments : an Introduction », issu d’un ouvrage collectif (Lipset S.M. et Rokkan S., (eds), Party Systems and Voter Alignments – Cross-National Perspectives, New York, The Free Press, 1967) et dans d’autres travaux, de nous interroger sur les types de clivages politiques principaux, ainsi que sur leurs fondements socio-culturels, autour desquels se cristallisent les forces partisanes en Tunisie durant la transition. En science politique, le clivage désigne la division de la société en blocs structurant la vie politique et partisane dans la société en prenant en considération le « temps long » et non les variations de la conjoncture. En d’autres termes de voir les raisons fondamentales qui expliquent les oppositions entre les courants et les partis ou leur regroupement les uns contre les autres. Les modèles de ces deux auteurs recoupent généralement les clivages politiques tunisiens, mais pas toujours, car on observe quelques spécificités dans les clivages tunisiens.

Clivage laïcs/islamistes

1) En Tunisie, on trouve d’abord le grand clivage laïcs/islamistes, qui n’en existait pas moins sous l’ancien régime, mais était étouffée par l’autoritarisme et répondait à un autre contexte. Autant la population était dans le passé indifférente à l’emprisonnement et à l’exil des islamistes qu’elle approuvait à demi-mot, autant plusieurs militants politiques considéraient que la persécution des islamistes, comme des autres militants laïcs, était aussi injuste qu’anti-démocratique. Mais, les clivages dont on tient compte ici se rapportent plutôt au contexte démocratique de la transition. Après la Révolution, les islamistes se sont constitués légalement à travers le parti Ennahdha et d’autres groupuscules, comme les salafistes d’Al-Karama, outre les associations caritatives relevant du même réseau. Ils ont participé au jeu électoral, et tentent jusqu’à ce jour de s’insérer dans le jeu démocratique. Certains partis laïcs au parlement ou en dehors du parlement les reconnaissent comme acteurs légitimes, d’autres se coalisent avec eux pour constituer une majorité parlementaire et gouvernementale (Nida Tounès, Tahya Tounès, Qalb Tounès), d’autres les reconnaissent démocratiquement, mais ne souhaitent pas collaborer avec eux (Jibha, partis de gauche protestataires, nationalistes, Courant démocratique), et d’autres, comme le Parti Destourien Libre, refusent carrément de les reconnaître comme parti légitime dans une Tunisie bourguibienne laïque. Le clivage n’en existe pas moins de manière intense, si l’on tient compte de la volonté des électeurs et surtout des électrices des partis laïcs, qui rejettent en bloc la collaboration avec les islamistes et le font savoir bruyamment. Ce clivage a de fortes chances de se reproduire dans tout pays arabo-musulman, pour peu qu’il se convertisse dans le système démocratique. En Europe, le clivage Etat/Eglise, abordé par les deux auteurs cités, est le pendant du clivage laïcs/islamistes en Tunisie. Il a été la conséquence des Révolutions nationales (comme 1789) et de la revendication de l’Etat-nation et des libertés contre aussi le pouvoir clérical. D’ailleurs, le clivage cléricalisme/anticléricalisme n’est pas encore dissous dans les pays occidentaux. Il a souvent des réminiscences politiques et électorales. Les extrémistes de droite et les populistes de droite sont plus attachés à l’Eglise que les partis libéraux ou de gauche. En Tunisie, la plupart des clivages politiques et mêmes sociétaux, se traduisent depuis la Révolution, fondamentalement, par le clivage laïcs/islamistes, en dépit des alliances fragiles, et non fondamentales, conclues entre les deux camps. L’alliance politique entre les deux camps, aussi large ou éphémère soit-elle, n’a pas encore réussi à absorber ou dissoudre l’intensité du clivage culturel.

Clivage progressistes/conservateurs

2) Le deuxième clivage politique est celui des progressistes/conservateurs, qui n’a pas été analysé par Lipset et Rokkan, du moins pas dans ce cadre-là. Ce clivage recoupe en partie en Tunisie le clivage laïcs/islamistes, si l’on considère que plusieurs  partis laïcs sont progressistes, qu’ils soient libéraux, nationalistes ou de gauche, hostiles aux islamistes en raison de leur conservatisme et traditionalisme. Mais, il s’en distingue ou le déborde, dans la mesure où les forces progressistes, spécialement de gauche (protestataire ou modérée), s’opposent au conservatisme, de quelque provenance qu’il soit, de la droite laïque ou des islamistes. En Occident, ce type de clivage est plutôt de caractère laïc en vertu de la séparation entre le monde séculier et le monde confessionnel. En Tunisie, comme dans le monde arabo-musulman, le conservatisme est typiquement d’ordre moral et religieux. Ce qui ne manque pas de peser sur les libertés individuelles par ses résistances à la modernité. Les deux courants sont effectivement fortement représentés, comme le montrent pour les conservateurs, les résultats des élections et les pratiques religieuses, et pour les progressistes (dans le sens large du terme ici), l’attachement au progrès, à la modernité, aux libertés, et plus globalement à la vie civile.

Clivage capital/travail

3) Le clivage capital/travail est quasiment universel en raison du schisme idéologique qui l’a longtemps alimenté, celui du capitalisme/communisme. Il  a été le produit de la révolution industrielle, qui a opposé le monde des ouvriers et des forces du travail aux détenteurs des moyens de production. En Tunisie, autant socialement, et sociologiquement, le clivage capital/travail est une réalité ineffaçable, comme l’est la distinction entre bourgeois et ouvriers, des classes sociales prolongeant ce clivage. En Europe ou dans le monde, on trouve parmi les partis ouvriers, les partis sociaux-démocrates, socialistes ou travaillistes, puis les partis communistes et enfin les partis d’extrême gauche qui se sont éloignés du communisme. Tandis que le monde du capital est représenté par les partis conservateurs, libéraux, du centre-droit ou d’extrême droite. Après l’indépendance, ce clivage existait à peine en Tunisie sur le plan partisan entre destouriens (en dépit du caractère massif du PSD de l’époque) et le parti communiste (dont l’audience était limitée) qui a survécu quelques temps après l’indépendance. On a revu, après la Révolution, ce clivage entre des partis laïcs, comme Nida, Tahya, Qalb Tounès, et des islamistes (considérés comme des partis de droite, même s’ils s’adressent électoralement aux déshérités) et des partis de gauche, comme Al Jibha, Al Massar et d’autres, même si ces partis avaient une moindre audience électorale. Le problème que constitue ce clivage capital/travail en Tunisie se rapporte essentiellement au rôle et à la puissance de l’UGTT, qui réalise et déréalise simultanément ce clivage. Ce syndicat, historiquement, politiquement et socialement a toujours incarné à lui seul le monde du travail, et donc de la gauche, en étouffant toute émergence d’un quelconque parti de gauche prétendant représenter le monde du travail ou même social. L’UGTT est un opposant naturel, défenseur légitime et crédible des droits des travailleurs. C’est ce qui donne de l’intensité à ce clivage capital/travail, car l’UGTT est une véritable force, à même de contrebalancer les forces du capital, du moins lorsque le gouvernement penche du côté de ces derniers.

Clivage centre/périphérie

4) Le clivage centre/périphérie résulte, à l’évidence, de l’urbanisation et de la révolution industrielle en Occident. Il s’exprime à travers les révoltes des agriculteurs, notamment aujourd’hui contre l’Europe, les questions des subventions de l’agriculture, du soutien du monde rural. Il y a même des partis agrariens défendant les intérêts ruraux, comme dans les pays scandinaves ou dans certains cantons protestants en Suisse. En Tunisie, dans le passé, les exploitants agricoles d’envergure étaient les bastions du Destour dans les régions, puis du régime de Ben Ali. Les agriculteurs, grands ou petits, n’ignoraient pas qu’on ne pouvait y aller à l’encontre de la potestas du gouverneur, l’homme fort du parti et de l’Etat dans la localité. Après la Révolution, ce clivage a acquis de l’importance, comme le démontre la sociologie rurale et la cartographie électorale des différentes élections depuis une dizaine d’années, puis l’émergence d’un parti périphérique, défendant des intérêts régionaux (et non nationaux). Un seul parti jusqu’à ce jour, en effet, est née des nécessités et besoins de la périphérie, Pétition Populaire (Al Aridha echaâbia), née en 2011 de la marginalisation de la région de Sidi Bouzid, matrice de la Révolution tunisienne et bien représenté à la Constituante. Ce parti s’est effritée par la suite, jusqu’à disparaître. Il reste que le clivage centre/périphérie explique indirectement les résultats surtout des élections législatives, dans lesquels les régions du Sud et de l’Ouest tunisien ont pris l’habitude de voter pour des partis qu’ils considéraient proches de leurs localités, conscients de leurs intérêts, Ennahdha ou Al Jibha, même si ces partis se veulent des partis nationaux. Alors que dans les zones urbaines, Bizerte, Grand Tunis, les côtes sahéliennes où il y a de grandes villes, on a voté plutôt en faveur des partis libéraux et centristes (Nida en 2014, Tahya, Qalb Tounès en 2019), perçus comme étant proches du monde urbain, à tort ou à raison. Donc, ici, politiquement, ce clivage n’a pas créé, comme dans les pays scandinaves, des partis politiques représentant fondamentalement le monde périphérique (à l’exception d’Al Aridha). Mais dans les périphéries, les populations n’en sont pas moins conscientes de ce clivage dans l’expression symbolique de leurs votations. Des clivages mixés, il est vrai, à des aspects identitaires.

Clivage démocrates/populistes

5) Un cinquième clivage qui prend de plus en plus de relief, propre à la Tunisie, même s’il existe aujourd’hui, dans quelques pays européens, qui n’a pas été abordé par Lipset et Rokkan, est le clivage démocrates/populistes. Un clivage à caractère proprement politique. A partir des élections de 2011, le populisme était incarné essentiellement par Al Jibha Echaâbia de Hamma Hammami, un populisme de type révolutionnaire et social, proche des régions et des déshérités ; ainsi que par Ennahdha, qui, en 2011, empruntait un discours populiste à bon marché lors des campagnes électorales et ultérieurement à l’ANC, juxtaposant les dons en nature, les contre-vérités à l’adresse des populations analphabètes et populaires, et les récompenses divines ; par Al Aridha Echaâbia qui, au même titre qu’Ennahdha, faisait des promesses populistes hallucinantes (le pain à 100 millimes, gratuité du mariage, un pont entre Tunisie et Italie, gratuité du transport pour les plus de 65 ans). Lors des élections de 2019, Qalb Tounès, un parti libéralo-populiste,  s’est illustré dans le populisme par la distribution par des camions de la nourriture de première nécessité dans toutes les zones déshéritées du pays. Leur chef Nabil Karoui, emprisonné, se faisait passer pour le bon samaritain venant sauver des populations en détresse. Enfin, le Parti Destourien Libre incarne lui aussi un discours populiste, par le ton de sa radicalité, par des rappels historiques redondants sur l’héritage bourguibien, sur les mérites de l’ordre sécuritaire de l’ancien régime. Le parti allie le populisme à la contre-révolution. Même l’anti-islamisme radical du PDL, nourrissant les buzzs des réseaux sociaux, est à caractère populiste. On ne peut pas dire que ce clivage recoupe celui entre démocrates et anti-démocrates, parce que certains démocrates, ont été séduits par le discours d’une femme guerrière affrontant seule un régime honni et y ont adhéré. En tout cas, depuis la Révolution et jusque-là, le populisme n’a cessé d’être représenté dans la vie politique, en réussissant à traverser tous les camps : régional et identitaire, islamiste, destourien et libéral, faisant de ce clivage une constante.

Tels sont ces cinq clivages qui nourrissent en profondeur, depuis la Révolution, les clivages politiques et partisans de la Tunisie nouvelle. Les partis prennent à chaque conjoncture des allures variées, certains d’entre eux disparaissent, d’autres se transforment, mais les clivages restent en profondeur les mêmes depuis 2011.

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