Point de vue. L’ère des nouveaux sophistes

 Point de vue. L’ère des nouveaux sophistes

Socrate, critique des sophistes, dénonçait déjà leur art de manipuler la vérité : ‘Le sophiste est une sorte de marchand des denrées dont l’âme se nourrit.’ Photo de la statue de Socrate en Grèce par Aris MESSINIS / AFP

Le sophisme a toujours existé, il prend seulement des revêtements différents d’une époque à une autre, d’un pays à un autre. La Tunisie du jour n’en est pas privée. Loin s’en faut.

Que Dieu nous garde des sophistes, bons ou mauvais. Disons qu’à l’ère moderne, les sophistes paraissent comme des mauvais communicateurs, qui tentent de paraître pédants, ou encore savants alors qu’ils ne le sont pas du tout. A l’époque grecque, les sophistes étaient de véritables orateurs, éducateurs spécialisés dans l’art de la rhétorique. L’ère des sophistes est principalement associée à la Grèce antique, notamment au Ve siècle av. J.-C., avec des penseurs comme Protagoras, Gorgias et Hippias.

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Ces sophistes se distinguaient par leur maîtrise de la rhétorique et leur enseignement qui portait sur l’art de persuader. Ils avaient ainsi certains mérites, par certains côtés. Mais ils étaient jugés par les philosophes grecs, Socrate, Platon ou Aristote, comme le côté obscur de la vérité, de la science, et même de la vertu (leur art obscur était bien rémunéré à l’époque). Dans les dialogues de Protagoras, entre Socrate et Hippocrate, Platon a en effet déchiffré la tromperie des sophistes : « Est-ce qu’un sophiste, s’interroge-t-il, n’est pas une sorte de marchand et de trafiquant des denrées dont l’âme se nourrit ? Mais l’âme, de quoi se nourrit-elle ? Des sciences, je suppose; aussi faut-il craindre que le sophiste, en vantant sa marchandise, ne nous trompe, comme ceux qui trafiquent des aliments du corps, marchands et détaillants ; ceux-ci en effet ignorent ce qui, dans les denrées qu’ils colportent, est bon ou mauvais pour le corps ; mais ils n’en vantent pas moins toute leur marchandise, et leurs acheteurs ne s’y connaissent pas mieux, à moins qu’il ne s’y trouve quelque maître de gymnastique ou quelque médecin » (Protagoras, GF-Flammarion, V, p.45-46). On ne peut pas mieux pointer du doigt cette catégorie trompeuse des sophistes.

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Quand on pense aujourd’hui aux sophistes, on pense non pas à ces experts en rhétorique de l’époque grecque, mais à certaines figures publiques, communicateurs, représentants politiques, partisans ou journalistes « buzziques », qui utilisent des techniques de rhétorique plus ou moins sophistiquées pour tenter d’influencer l’opinion publique, souvent au détriment de la vérité ou de la rigueur intellectuelle. Ils sont légion dans les médias, dans les réseaux sociaux ou à l’intérieur de la stratosphère du pouvoir.

Ces nouveaux sophistes maîtrisent en général les techniques de la communication, notamment l’utilisation des médias traditionnels et numériques pour diffuser des idées qui ont l’air d’être fortes ou persuasives ; ils savent manipuler l’information, dénaturer des faits ou utiliser des raisonnements fallacieux pour influencer les débats. Ils sont portés à la simplification des discours, à réduire des sujets complexes et techniques, nécessitant des compétences scientifiques, à des slogans ou idées simplistes et creuses pour mieux séduire un public sceptique ou encore leur serviteur. Ils recherchent l’impact émotionnel, en mobilisant des émotions (peur, colère, haine) comme une vitrine de leurs arguments pseudo-rationnels. Ils tentent de propager l’idée que la vérité est subjective (et non objective) et que toutes les opinions se valent (celles des savants et celles des analphabètes), brouillant la distinction entre faits, vérités et opinions. L’émotion absorbe les faits réels, tandis que la viralité, les fake news et la désinformation remplacent l’authenticité et la véracité. Ce sont bien les sophistes qui sont responsables de la perte de confiance des citoyens dans les institutions et les médias, ainsi que de la polarisation des débats publics et du déclin de l’esprit critique dans la société. Il en va ainsi dans tous les pays concernés, populistes surtout, autoritaires ou démocratiques.

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Plusieurs critiques ont été émises concernant l’utilisation de la rhétorique par le président Saïed et ses partisans. L’historienne Sophie Bessis souligne que, dans la rhétorique de Kaïs Saïed, la séparation des pouvoirs est remise en question, ce qui pourrait rappeler certaines pratiques sophistiques visant à manipuler les concepts pour servir des objectifs politiques spécifiques.  Sous la présidence de Saïed, la gouvernance de la Tunisie est en effet bien imprégnée de sophismes, notamment de complotisme. De même, le sophisme des partisans ou des « influenceurs » de Saïed repose souvent sur des arguments fallacieux visant à justifier ses décisions politiques ostensiblement contraires aux faits et à discréditer les opposants qui le critiquent. L’un incarne la vérité, le bien, presque la réussite ; les autres, pestiférés de l’opinion, incarnent le mal, l’erreur et l’échec.

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Ainsi, les partisans invoquent fréquemment la volonté populaire pour légitimer les décisions de leur leader, en considérant ostensiblement que puisqu’il a été démocratiquement élu, toutes ses actions sont automatiquement légitimes. Ce raisonnement suspend à bon escient la nécessité des contre-pouvoirs, des principes de séparation des pouvoirs et de respect des institutions démocratiques. Ce sophisme consiste à présenter la situation comme ayant uniquement deux options : ou soutenir Saïed ou vouloir le chaos. Cela exclut toute possibilité de critique constructive ou d’alternative politique. Pire encore, « si tu ne soutiens pas Saïed, tu es complice de la corruption », et tu mérites le cachot. D’ailleurs, les critiques de Saïed sont souvent assimilés à des traîtres ou à des défenseurs de l’ancien régime corrompu. Procédé visant à délégitimer toute opposition sans répondre à ses arguments sérieux. Ce sophisme exploite encore la peur de l’instabilité pour justifier des mesures autoritaires. « Si Saïed quitte le pouvoir, disent-ils imperturbablement, le pays sombrera dans le chaos ».

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Le représentant politique qui est censé d’ordinaire faire face, non sans prudence, aux difficultés et aux conflits, en se débattant comme il peut contre l’adversité, est aussitôt présenté comme un miraculé capable, à lui seul, sans les autres et contre les autres, de surmonter tout obstacle, fut-il majeur, sur son passage. L’humilité n’est pas dans la culture des nouveaux sophistes, outrecuidants et imbus de leurs personnes. Les « faits sont têtus », disait Lénine. Le « locataire » de Carthage n’a, malheureusement pour la Tunisie, pas encore réussi à résorber toutes les difficultés et crises dans lesquelles est empêtrée la Tunisie à ce jour, alors qu’il a déjà accompli un premier mandat, et en entamant un second. Le sophisme consistera à dire bien entendu que « Si l’économie va mal, si le pays est engorgé de dettes, et si la corruption est intacte, c’est uniquement à cause des traîtres qui sabotent les réformes ». On est bien à l’ère des nouveaux sophistes. Les philosophes grecs reprochaient à l’art de la rhétorique des sophistes de ne pas servir une pensée juste. Aujourd’hui, on peut reprocher à la « rhétorique » des nouveaux sophistes tunisiens de tomber carrément dans l’inarticulation linguistique et dans la disharmonie politique.