Point de vue. Le tragique dans le non tragique
Les démocraties occidentales se ramollissent face à la Russie de Poutine. L’ère des leaders héroïques ayant le sens de l’histoire et du tragique est révolue. Elles sont enfoncées dans le non tragique.
Il est certain que notre époque n’est plus globalement tragique, même s’il est difficile encore de mettre fin à la guerre dans une société internationale composée d’Etats statutairement souverains. La souveraineté est un appel à la guerre, aux montées aux extrêmes et au fanatisme nationaliste dans toutes ses formes. Même si les sociétés développées « pacifiées », au sens de Norbert Elias, et les démocraties consolidées sont moins portées aujourd’hui au fanatisme. Certains Etats démocratiques ont vu même leur souveraineté fondre comme une peau de chagrin dans un espace continental (UE), même si le souverainisme est prêt à repartir aux moindres étincelles belliqueuses. D’autres Etats sont tentés par l’isolationnisme (EU), d’autres sont conscients que leurs survie dépend d’un « commercialisme » à toute épreuve (Chine). En tout cas, il n’y a plus de guerres mondiales, mais juste des guerres localisées et limitées, à travers lesquelles les puissances étrangères interviennent directement ou indirectement (logistiques militaires, aides financières, renseignements, instruction militaire).
Le tragique est ainsi limité et localisé territorialement. L’équilibre nucléaire dissuadait jusque-là les grandes puissances (EU, Russie, Otan, Chine) de faire la guerre entre elles, au risque d’une disparition générale de l’humanité. Même les dictatures ont conscience des périls nucléaires, et pas seulement les démocraties. La retenue l’emportait sur l’extraversion, notamment à travers la diplomatie et l’institutionnalisme.
Soudain, le tragique renaît de ses cendres dans un continent pacifié, même du côté est, avec la guerre de l’Ukraine et l’invasion russe. Poutine menace même de recourir au nucléaire. Menace tantôt prise au sérieux par des Occidentaux frileux, tantôt rejetée par des analystes avertis la prenant un coup de bluff d’un dictateur. Mais, il est vrai que les démocraties ont perdu l’habitude du tragique. Benjamin Constant disait au début du XIXe siècle que « de trop longues époques de paix abâtardissent les peuples et les préparent à la servitude » (Principes de politique, Hachette, Littératures, 1997, p.285). Le commerce se substitue visiblement à la guerre. Or, le commerce repose sur des rapports pacifiques entre les peuples. Il prospère dans la paix, car il déteste la guerre, le bellicisme et les troubles. Constant considérait qu’aussi paradoxal que cela puisse paraître, les peuples belliqueux sont en général les peuples libres, parce que la guerre montre leur attachement à la liberté. La Deuxième Guerre mondiale lui donne raison, car les Alliés, et surtout les démocraties, ont défendu surtout leur liberté. Mais ce sont les peuples libres qui étaient ciblés et menacés par le bellicisme fasciste hitlérien ou par les missiles soviétiques à Cuba. Constant n’a pas vécu l’époque totalitaire du XXe siècle pour voir comment les dictatures font de la guerre un procédé ordinaire de gouvernement. Les démocraties ne sont fondamentalement pas « belliqueuses », comme le croit Constant. Elles n’agressent pas, mais se font agresser. Elles ont, il est vrai, agressé à l’époque de la colonisation pour étendre leur commerce et parce qu’elles savaient que la conquête coloniale ne poserait pas problème au vu des rapports de force. Elles ont aussi violé le droit international et agressé encore loin de chez eux au Proche-Orient, comme les Etats-Unis en Irak en 2003. Mais on peut dire qu’en général les démocraties, contrairement aux dictatures, portent les peuples et leurs dirigeants à la paix, du moins à l’intérieur de leurs territoires.
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Il est de fait que la longue période de paix post-1945 a ramolli les démocraties et les peuples libres. La politique est devenue procédurale pour les démocraties, qu’elle soit de type électoraliste ou de type délibératif. Le tragique est renvoyé aux peuples non libres, déshérités ou en voie de développement, souvent empêtrés dans des conflits régionaux ou frontaliers. Cela ne veut pas dire que les démocraties ne sont plus déterminées, elles peuvent l’être quand elles sont menacées dans leur chair et leur être. Mais elles préfèrent les guerres ou les interventions lointaines, hors de leur territoire ou de leur zone d’influence, n’entravant pas le libre commerce.
Mais la perte du tragique a un prix, celui du leadership, ou plutôt de la perte du leadership, comme on le voit en Occident dans la guerre de Poutine en Ukraine. Le cycle tragique produit souvent des leaders de type héroïque, valeureux, déterminé, charismatique, autoritaire. Le cycle démocratique a tendance à ramollir les dirigeants. En Occident, il y a surtout des « professionnels » de la politique issus des grandes écoles. Des hommes politiques bien formés, bien éduqués, rationnels et modérés dont l’expérience se fait, non pas sur les chantiers de bataille, mais dans les partis et les parlements. Le parlementarisme, censés sélectionner les leaders politiques, d’après Max Weber, crée au fond des hommes politiques bavards, habiles au débat, formés à la rhétorique, mais pas forcément décisifs, déterminés ou ayant le sens du tragique en histoire. Ils ne connaissent pas tous les ressorts de la brutalité et de la force entre les Etats. Ils ne connaissent plus les temps héroïques et ses exigences. Ils n’ont pas vécu l’intensité politique, pour parler en termes schmittiens, mais juste son déroulement ordinaire.
Face à Poutine, les Occidentaux présentent des dirigeants ténébreux ou sages, pas de leaders ayant le sens de l’histoire. Ils ont raison de préférer la paix à la guerre et de croire aux valeurs des droits de l’Homme, mais ils croient encore pouvoir amadouer un dictateur gourmand par la paix, l’excès de compromis. Beaucoup d’entre eux, trop rationnels, ont pris les déclarations de Poutine pour argent comptant, quand il a proféré des menaces nucléaires contre toute intervention des pays de l’Otan en Ukraine. Les va-t-en-guerre l’ont traité de « fou » ou de « psychopathe ». Mais il n’est pas assez fou pour s’autodétruire au nucléaire en cherchant à détruire les autres par le même procédé. Lui, c’est un dictateur certes, mais il a le sens de l’histoire et du mixage habile de la force, de la détermination et de la négociation. Il agresse sur le champ de bataille, menace avec ostentation et audace, pour obtenir davantage par la négociation. Les Occidentaux répondent par des sanctions économiques draconiennes certes, mais peut-être insuffisantes à faire plier un dictateur agresseur et déterminé.
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Légalement, l’Ukraine n’est pas la guerre des Occidentaux, elle sort de la zone d’intervention de l’Otan, même si l’Ukraine est un prétendant à l’Otan, un candidat à l’UE et fait partie du club démocratique et que l’Europe occidentale la ressent proche d’elle. Il y a ainsi comme un traité d’ordre moral entre l’Occident et l’Ukraine censée faire réagir politiquement ces derniers. Un leader lucide, ayant le sens du tragique, n’ignore pas qu’une dictature est gourmande. En faisant éloigner une première frontière, elle voudrait encore éloigner la nouvelle frontière conquise, et ainsi de suite. Les Occidentaux ne peuvent faire une guerre directe ou encore moins nucléaire avec la Russie de Poutine, mais une détermination politique, semi-militaire même, aurait été possible. Les démocraties de l’Otan auraient pu s’investir davantage, envoyer sur le terrain des aides militaires plus importantes, comme des avions militaires (là aussi elles ont reculé face à la menace de Poutine contre cette livraison d’avions), sans faire la guerre directement, au lieu de se comporter comme des spectateurs plus ou moins concernés et médiatiquement bavards. Des dirigeants déterminés auraient fait la guerre sans la faire. Que signifie le légalisme face à un homme qui a agressé un pays voisin, violé le droit international, le principe d’autodétermination d’un pays et menace même l’Occident à travers de nouvelles frontières (Pologne, pays baltes, Roumanie…) ?
Les « leaders » occidentaux subiront l’histoire de leur continent au lieu de la faire ou au moins d’y participer. Eux aussi, ils auraient pu jouer aux échecs, accentuer leur guerre psychologique et menacer Poutine de leur potentiel nucléaire, pour rétablir une équivalence de menaces, au lieu de paraître troublé par la menace nucléaire unilatérale. Poutine, qui considère vraiment que les démocraties se sont ramollies dans leur confort économique et technologique, est déterminé et calculateur, mais pas fou. Aucun « leader » européen ou occidental ne voudrait payer le prix de cette guerre et affronter directement la Russie de Poutine. Le bien-être de leurs populations, l’électoralisme et la procédure démocratique l’emportent sur la lutte contre le bellicisme et la tyrannie, qui risque de leur faire perdre le soutien de leurs opinions publiques, voire leurs propres pouvoirs.
Les temps post-modernes ne sont plus à l’héroïsme historique, même si la liberté en vaut la chandelle, surtout quand on a les moyens de la préserver. Le vieux Biden n’est pas le jeune et vigoureux Kennedy pour faire un bras de fer avec les Soviétiques à Cuba. Il s’isole comme Trump, en feignant d’être là avec les Européens. Macron, en période électorale, aimerait bien dans l’idéal jouer au tragique avec le ton parfois gaullien qu’il emprunte, mais il n’est pas de Gaulle pour affronter l’adversaire sur son propre terrain, préférant faire confiance à la négociation « raisonnable » (il aura toujours le désavantage du terrain). Boris Johnson est hors du coup, après le Brexit, il vit l’exit. L’Allemagne vit la transition post-Merkel, même si elle tente de faire face courageusement.
Poutine ne s’est pas trompé sur l’impuissance de réaction de l’Occident démocratique face à sa guerre. Ils n’ont plus le sens du tragique et de l’histoire. Espérons qu’ils n’auront pas à regretter la politique du fait accompli.
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