Point de vue. Le sophisme du « dictateur juste »
Le citoyen lambda du monde arabe, sous-estimant sa capacité d’autonomie et son espoir de liberté, croit dur comme fer au « dictateur juste », maître de l’ordre et du progrès, à défaut de liberté.
Le peuple arabe, généralement peu instruit politiquement, instinctif, conservateur et misanthrope à la fois, sans culture de liberté, amateur de zaïms politiques et de héros virils, croit dans son imaginaire qu’il peut y avoir un « dictateur juste ». Le dictateur change de forme et d’appellation, mais c’est toujours la même rengaine. On est passé selon les époques du « despote éclairé » au « dictateur juste ». Il n’y a pourtant pas de différence de degré entre eux, mais seulement une différence de concept. On est habitué à chanter la gloire du dictateur utile, nécessaire aux pays en voie de développement, au progrès et à la stabilité (ou plutôt à l’immobilisme). La masse arabe, qui a besoin d’adorer un « maître », en est même fermement convaincue. Il faudrait alors dire trois choses à ce sujet :
1) Premièrement, ce « dictateur juste » n’a existé nulle part dans l’histoire de l’humanité. On ne trouve pas dans ses annales un seul dictateur qui a été ou pu être juste. Même lorsqu’il est appelé « despote éclairé », comme Frédéric II, Napoléon, Bourguiba ou Atatürk, il n’a jamais été juste que dans l’esprit de ses adorateurs. Ne confondons pas le « réformiste autoritaire » et le « gouvernant juste ». Le premier veut brusquer son peuple supposé rétrograde ou passéiste, par des réformes progressistes; le second est supposé être équitable et magnanime. Mais, on a beau lier ces deux types de gouvernants, la « justice » dépasse dans les deux cas leur propre personne. Elle est une valeur essentielle du gouvernement des sociétés ou une de ses finalités, supposant objectivité, mesure et impartialité. Caractéristiques qui n’existent manifestement et clairement ni en politique, où on se bat férocement pour le pouvoir, ni chez les dirigeants politiques en général, toujours engagés dans l’action et contraints de faire des choix au profit de quelques catégories sociales, mais lésant nécessairement une autre partie du peuple. Les despotes visionnaires (comme ils sont rarissimes), lors même qu’ils peuvent voir loin et être souvent en avance sur leurs peuples ou sur leur temps, n’en emploient pas moins des procédés bruts, expéditifs et injustes en faisant des choix qui peuvent toujours être autres. Le pouvoir juste est donc une illusion dans l’expérience historique.
2) Deuxièmement, cette expression de « dictateur juste » est d’ailleurs un oxymore, un assemblage de deux mots contradictoires (dictateur et juste). En fait, l’alternative est simple: ou on est juste avec les hommes, et on n’est plus dans ce cas un dictateur, parce qu’on a fait preuve de justice, de magnanimité, d’équité, de proportionnalité, pondération, tout en croyant dans l’indépendance des juges et dans le respect du droit ; ou on est un dictateur se conduisant brutalement, unilatéralement et partialement, et donc forcément injustement, sans considération pour les droits et les garanties des citoyens. Mais on ne peut pas être les deux en même temps, sans réduire la politique à un exercice d’élucubration. C’est une impossibilité à la fois théorique et pratique. Il faut choisir les termes pour qualifier les dictateurs. Ils peuvent être à la limite des « despotes éclairés », mais certainement pas des « dictateurs justes », comme le croit la rue arabe ou la rue tunisienne actuellement avec Saied. Napoléon, Bourguiba, Atatürk ont été certainement des dictateurs, ont certainement marqué l’histoire de leurs peuples, certainement encore des despotes éclairés, mais ils n’étaient à leurs époques nullement « justes ». Leur pouvoir ne procède même pas des urnes, la liberté n’était pas permise, les juges n’étaient pas indépendants, les formes judiciaires n’étaient pas respectées, la démocratie expressément reniée et la Constitution n’était pas au-dessus d’eux. Et ceci est le fait de tous les dictateurs, bruts ou éclairés.
3) Troisièmement, le peuple a tendance à croire que le dictateur ne persécute que les autres, les gens de l’extérieur, ou les personnes que le dictateur croit, lui, qu’ils sont « dignes » de persécution (dans la confusion du genre: corrompus, lobbys, militants politiques, journalistes, artistes). Mais il faut le savoir, comme le dictateur ne distingue personne dans le traitement de la « dictature juste », dont la machine est diabolique, vous pourriez être un jour concerné, vous ou votre frère, votre sœur, cousin, père, proche ou ami pour des actes d’imprudence commis ici et là. À ce moment-là, vous aurez toutes les chances de ressentir, et d’avoir une autre image, plus concrète cette fois-ci, moins abstraite et moins confortable de ce que c’est que la « dictature juste », et de ce que l’arbitraire signifie.
La « dictature juste » est un pur sophisme, un argument de rhétorique ou de propagande que les Grecs anciens ont déjà cherché à nous en prémunir. La raison ne l’admet pas.
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