Point de vue. Le retour du libertarisme

 Point de vue. Le retour du libertarisme

Photo par Brandon Bell / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Le libertarisme est dans l’air du temps sur le plan mondial. Il s’impose de nouveau aux États-Unis et dans les pays hautement développés, en dépit du simplisme de sa démarche.

Le libertarisme, qui est l’anarchisme de droite, se ressource dans le néolibéralisme, voire se confond souvent avec lui. L’individu est la valeur suprême. Il est alors normal que tous ceux qui attentent à son individualité soient reniés : État ou intérêt général. Il nourrit à son tour l’extrémisme de droite qui se propage aujourd’hui à grande vitesse. Libertarisme, néolibéralisme et extrême droite sortent ainsi du même moule, ou presque. Car libertarisme, individualisme, méfiance exacerbée envers l’État, rejet de l’interventionnisme, valorisation du marché libre, dérégulation et baisse des impôts, rentrent tous dans ce moule, au seul bénéfice.

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On a connu dans le passé, à la fin du XIXe siècle, un libertarisme intellectuel, comme celui de Max Stirner avec l’apologie du « moi », appelant à évacuer tout le bagage moral inutile, imposé par l’État bourgeois démocratique (L’Unique et sa propriété, 1845). On peut également citer les néo-libéraux comme Milton Friedman (Capitalisme et liberté, 1962) et Friedrich von Hayek, qui rejettent toute forme d’interventionnisme étatique pour que la liberté individuelle et d’entreprise soit totale et pour que le marché soit un « ordre spontané », activé par les seuls acteurs privés, où il est interdit à l’État d’y entrer (La route de la servitude, 1946 ; Droit, Législation et Liberté, 1984).

Personne ne doit, d’après ces conceptions, être déterminé par une morale construite par les autres, par ses semblables. L’évolution de ce libertarisme droitier et néo-libéral subit aujourd’hui, avec le politiste américain Charles Murray, une autre dérive. Celui-ci, au départ (Losing Ground, 1984), a défendu la thèse néo-libérale classique selon laquelle la surreprésentation des minorités raciales parmi les pauvres est un effet pervers de l’assistanat mis en œuvre par l’État-providence.

Mais plus tard, dans The Bell Curve (co-écrit avec Richard Herrnstein), Murray prend un virage racialiste. Il considère que les inégalités entre les Blancs et les Afro-Américains viennent en réalité du plus faible QI des seconds, marquant sa thèse d’une empreinte raciste. Si son livre a choqué lors de sa parution, sa thèse va progressivement sortir de la marginalité au sein du courant néo-libéral et libertaire.

Charles Murray est membre de la célèbre Société du Mont-Pèlerin, groupe de réflexion créé en 1947, fondé par Hayek et Milton Friedman, noyau intellectuel du néo-libéralisme. Il faut rappeler que les principaux dirigeants de l’AfD (Alternative für Deutschland), le parti d’extrême droite allemand, sont membres de la Société des Pèlerins. C’est le cas de la députée Alice Weidel, qui veut traduire en justice Angela Merkel pour sa politique d’accueil des réfugiés en 2015.

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Ce néolibéralisme ou libertarisme ne se limite plus aujourd’hui au plan intellectuel. Il investit le champ de l’action politique. Il investit l’entourage de Trump, de Vox en Espagne, du parti de Meloni en Italie, du Parti conservateur britannique depuis le Brexit, ou de Javier Milei, le président argentin. Tout comme hier, dans les années 1980, la philosophie de Hayek et de Friedman a marqué l’action de Reagan et de Thatcher.

Le retour du libertarisme, symbolisé aujourd’hui fortement aux États-Unis par des figures comme Donald Trump (qui collabore déjà avec l’extrême droite européenne, notamment Meloni), Elon Musk (qui soutient les partis d’extrême droite allemand et polonais) ou Jeff Bezos, témoigne d’un mélange complexe d’idéologies économiques, politiques et sociales, bien que ces individus ne s’identifient pas tous directement comme libertariens.

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Le libertarisme est imposé par des grandes figures, il a marqué acteurs politiques et multimilliardaires certes, mais il faut dire que, électoralement parlant, ce sont les peuples qui y adhèrent. Les libéraux (qui croient, eux, à la démocratie et à l’État de droit) considèrent que le retour de ces hommes forts et du populisme qui les entoure est une réaction des perdants de la mondialisation néolibérale. La promesse de prospérité par l’échange massif n’a pas profité à tout le monde, elle a même marginalisé la majorité de la population mondiale.

Par ailleurs, certains considèrent que la droitisation du monde relève d’une mutation interne du néolibéralisme (Michel Fehrer). La démocratie est perçue comme une contrainte et non comme un idéal, tout comme le pensait en somme Hayek. Néolibéralisme se confond désormais avec l’illibéralisme. Pire encore, en 2001, l’économiste libertarien Hans-Hermann Hoppe soutenait dans Democracy, The God that Failed, que la démocratie est la cause principale du déclin de la civilisation.

De fait, une partie de la population rejette les politiques jugées interventionnistes (sur la fiscalité, la santé ou l’environnement), en y voyant une entrave à la liberté individuelle. La redistribution des richesses est aussi bien vitupérée que l’évolution des mœurs (minorités, LGBT) ou la justice sociale. Des entrepreneurs comme Elon Musk ou Jeff Bezos incarnent une vision libertarienne par leur quête de rupture avec les systèmes établis, leur refus des contraintes réglementaires et leur capacité à opérer en dehors des institutions traditionnelles.

Avec des figures comme Trump, le rejet des bureaucraties, perçues comme corrompues ou inefficaces, attire les soutiens. Elon Musk est nommé ministre de l’efficacité par Trump, même si le titre n’existe pas dans la tradition gouvernementale américaine. Trump, bien qu’il ne soit pas libertarien au sens strict, n’a pas manqué de séduire les anti-gouvernementaux. Il se positionne en réalité davantage comme un populiste nationaliste que comme un véritable libertarien. Il prône tout de même un État fort sur des questions comme l’immigration ou la sécurité, ce qui est contraire au libertarisme classique.

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Les multimilliardaires évoluant autour de Trump et qui ont contribué à sa dernière élection, n’évoluent pas moins dans une sorte de contradiction. Musk et Bezos adoptent d’un côté des discours musclés en faveur du marché libre et du rejet de l’État interventionniste, mais tout le monde sait qu’ils vivent des commandes publiques de l’État et que leurs entreprises bénéficient souvent de subventions étatiques (SpaceX, Tesla, Amazon). Ce qui soulève des critiques sur l’authenticité de leur engagement libertarien.

On voit que même si le libertarisme est souvent critiqué pour sa vision simpliste des relations économiques et sociales, notamment dans des contextes où l’intervention étatique est pourtant nécessaire (santé, climat, infrastructures), il n’influence pas moins profondément les débats politiques et économiques modernes aux États-Unis et ailleurs en Occident en posant des questions sur les limites du pouvoir étatique et sur l’autonomie individuelle. Comme quoi les idéologies ne meurent pas.