Point de vue. Le nouvel ordre géopolitique

 Point de vue. Le nouvel ordre géopolitique

(Photo : Brendan Smialowski / AFP)

Le retournement américain dans la guerre en Ukraine et sur son positionnement avec la Russie, avec l’arrivée de Trump, montre le caractère éphémère des certitudes en matière de géopolitique. Un nouvel ordre géopolitique pointe à l’horizon.

La récente initiative de Donald Trump visant à accélérer les pourparlers de paix entre la Russie et l’Ukraine n’est autre chose qu’une accélération arrogante, imprévisible et unilatérale d’une géopolitique strictement favorable aux intérêts géopolitiques des grandes puissances, intérêts redécouverts ou relus en l’espèce par les États-Unis. Intérêts désormais découplés de leur allié traditionnel européen, avec lequel ils partageaient, jusque-là du moins, des valeurs communes. L’Amérique capitaliste, libertaire et populiste de Trump considère désormais qu’il est plus utile (économiquement) et plus stratégique (géopolitiquement) de traiter d’égal à égal avec la Russie, fût-elle dirigée par le manipulateur Poutine. D’une part, Trump a exprimé sa volonté de mettre fin rapidement à ce qu’il considère comme une « guerre sans fin ». D’autre part, la réorientation stratégique des États-Unis, qui perçoivent désormais la Chine comme leur principal rival, détermine cette démarche, comme l’expriment explicitement et régulièrement Trump et ses collaborateurs immédiats.

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En mettant un terme au conflit ukrainien, l’administration Trump pourrait chercher à concentrer davantage ses ressources et son attention, moins sur le volet stratégique et militaire que sur la redoutable concurrence économique et technologique avec la Chine. Cette perspective est renforcée par les inquiétudes exprimées en Europe quant à une possible diminution du soutien américain à l’OTAN et à l’Ukraine, chose pouvant affaiblir la position occidentale face à la Russie.

Cela ne veut pas dire que Trump sous-estime le rôle de la Chine dans son jeu. Trump conçoit le jeu politique mondial comme un domino entre trois puissances continentales (et donc mondiales) ou trois empires, dont les satellites n’ont pas voix au chapitre : États-Unis, Russie et Chine. L’Europe en est ainsi exclue (pour le moment), comme les autres pays occidentaux. La Chine, en tant qu’alliée stratégique de la Russie, pourrait en effet jouer un rôle clé dans les négociations de paix. Les représentants chinois ont d’ailleurs exprimé le souhait que « toutes les parties prenantes puissent participer » aux discussions concernant le conflit ukrainien. La Russie et les États-Unis gagnent aussi à associer la Chine à ce nouvel ordre géopolitique, en vue d’une nouvelle distribution mondiale des rôles. Ainsi, la dynamique entre les États-Unis, la Russie et la Chine est complexe et interconnectée, chaque acteur cherchant à défendre ses intérêts stratégiques dans un contexte géopolitique en constante évolution. En se rapprochant de la Russie, en vertu de nouveaux intérêts communs, les États-Unis pourraient aussi voir se réaliser le découplage de la Russie et de la Chine, d’autant plus que les profils autoritaires et bruts de Trump et de Poutine se ressemblent. La Russie et les États-Unis peuvent retrouver un terrain d’entente pour amadouer le nouveau géant économique chinois. Tous ces nouveaux jeux géostratégiques en valent la chandelle.

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En tout cas, les initiatives de paix proposées par le président Donald Trump n’ont pas manqué de susciter des débats, tant quant à leur partialité que quant à l’exclusion de l’Ukraine, pays pourtant souverain et agressé par la Russie. Tout cela au nom de concessions significatives de Trump à la Russie, compensées par de bons retours stratégico-économiques : concurrencer économiquement la Chine et réduire les dépenses militaires vis-à-vis de l’Ukraine et de l’Europe. D’une pierre plusieurs coups.

L’une des mesures envisagées par le couple Trump-Poutine est que l’Ukraine adopte un statut de neutralité, renonçant ainsi à rejoindre l’OTAN. En revanche, il ne lui serait pas interdit de rejoindre « souverainement » l’Union européenne, union d’ordre économique. Cette position est en phase avec les exigences de la Russie, qui s’oppose fermement à l’élargissement d’une alliance militaire occidentale à ses frontières. Il serait demandé aussi à l’Ukraine de renoncer à récupérer les territoires actuellement sous contrôle russe, tels que la Crimée et certaines parties du Donbass. Bien que l’Ukraine ne reconnaisse pas officiellement la souveraineté russe sur ces régions, elle s’engagerait à ne pas tenter de les reprendre par la force. Un autre aspect du plan prévoit la levée de certaines sanctions imposées à la Russie par les États-Unis (qui pourra ainsi intégrer le G8), pour peu que Moscou respecte les termes de l’accord de paix. Cette concession pourrait être perçue comme une récompense pour la Russie en l’absence de garanties solides quant à un changement de comportement de sa part. Zelensky et les responsables ukrainiens redoutent, pour leur part, que ces initiatives ne sapent leur souveraineté et n’entérinent pas les gains territoriaux obtenus par la Russie à travers des actions militaires. Zelensky a aussi tenté d’amadouer les États-Unis en marchandant la gestion par cet État des ressources de certaines régions riches en minerais en Ukraine. En tout cas, les négociations souterraines, politiques et techniques, entre Russes, Américains et Ukrainiens ne datent pas d’aujourd’hui, elles ont déjà commencé en 2022, avant même l’arrivée de Trump. Celui-ci a juste bousculé l’ordre du jour.

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Et l’Europe dans tout cela ? Elle semble être le dindon de la farce de la mutation rapide du jeu géopolitique. Les dirigeants européens ont exprimé quasi unanimement leurs préoccupations face à ces propositions incendiaires de Trump, craignant qu’elles ne compromettent la sécurité du continent européen et n’encouragent d’autres actions agressives de la part de la Russie.

Les démocraties européennes, toutes déclinantes, il est vrai, à différents niveaux, ont du mal à se positionner dans ce conflit. À ce sujet, l’histoire est d’ailleurs riche en enseignements. Elle nous indique en effet que les démocraties peuvent péricliter (ou être dangereusement suspendues) lorsqu’elles ne parviennent pas à se protéger militairement, même si elles ne sont pas de nature belliqueuse. On se souvient de la démocratie athénienne, qui est tombée dans l’Antiquité, lorsque, dans la guerre du Péloponnèse, quatre siècles avant J.-C., Athènes, qui était une puissance maritime, a été assiégée par Sparte, qui était, elle, une puissance terrestre de type oligarchique, et qui lui a imposé le régime des « Trente Tyrans ». On se souvient aussi que les démocraties européennes, confortées par leur victoire sur l’Allemagne et par le déclin de celle-ci après la Première Guerre mondiale, ont été surprises par le réarmement rapide de l’Allemagne hitlérienne (qui préfigurait pourtant un certain bellicisme), puis envahies et occupées par le nazisme lors de la Seconde Guerre mondiale, quoique sauvées par la suite par une autre démocratie montante, les États-Unis. Aujourd’hui, c’est comme si l’histoire se répétait. Les démocraties « raisonnables » européennes, qui ont trop fait confiance à la protection tutélaire des États-Unis dans l’OTAN, et qui ont peu investi sur le plan militaire et en matière d’armement (peut-être à l’exception de la France), semblent dépassées, méprisées et ignorées par le nouveau jeu des deux grandes puissances continentales, États-Unis et Russie, dans la question ukrainienne, sur l’issue de laquelle elles semblent n’avoir aucune prise.

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Le jeu géopolitique est rationnel, stratégique et froid, voire impitoyable. Mais Trump devrait penser à une autre hypothèse. On peut imaginer la Russie, toujours insatiable, de Poutine, une fois l’Europe abandonnée par son allié majeur, les États-Unis, et livrée à elle-même, se retourner de nouveau, à la faveur de la nouvelle mainmise politique sur l’Europe, contre les États-Unis, tout en restant proche de la Chine. Le jeu géopolitique pourrait se retourner alors, à ce moment-là, contre les États-Unis. Et ce n’est pas un jeu d’optique. N’insultons pas l’avenir. L’histoire va vite depuis trois décennies. Il y a quelques années, avant la déflagration du communisme soviétique, l’Ukraine était l’un des 15 pays membres de l’Union soviétique et bien protégée par cette dernière, même contre son gré. Aujourd’hui, elle livre une guerre contre son ancien protecteur ou son ancien État. Les États-Unis sont, à leur tour, passés de l’isolement à l’interventionnisme contre le communisme, puis aujourd’hui au nouvel isolement (America First). Le capitalisme et l’économie américaine d’abord, la démocratie, les valeurs communes et les alliés ensuite, ou peut-être jamais avec Trump. C’est la loi de la géopolitique. Il ne reste plus à l’Europe « raisonnable » et désormais limitée dans ce jeu géopolitique impitoyable qu’à appeler à la défense des valeurs.