Le mythe des candidats antisystème

 Le mythe des candidats antisystème

Chaque fois qu’un groupe ou un parti ou un homme politique se soulève contre les institutions, même démocratiques de son pays, ou contre les pouvoirs dominants qui sont à leur tête, on n’hésite plus à le qualifier d’« antisystème ». L’antisystème s’oppose au « système » politique, pris au sens large, supposé inclure les forces politiques, économiques, sociales, médiatiques qui détiennent quelques influences dans la vie politique. Quoique le « système politique » soit en fait quelque chose de complexe, et de très différent en science politique, notamment si on se reporte à la théorie du système politique de David Easton.


Autant la notion de « système  politique » est précise (interactions régulières entre éléments interdépendants), autant celle d’« antisystème » est délibérément vague. Elle est en tout cas moins précise que des notions proches ou de la même catégorie, comme « anticapitaliste », « antiparlementaire », « antimondialiste » ou même « contre-pouvoir ». La notion d’antisystème est d’ailleurs proférée, scandée par les acteurs et médias politiques, justement parce qu’elle est floue et prête à confusion. Elle peut ainsi dans un discours faire l’effet d’un argument-choc ou d’un moyen de défense indémontrable, insusceptible d’être rejeté avec précision par le camp adverse : les partisans du système.


Historiquement, la tendance antisystème relève idéologiquement de l’extrême droite ou du fascisme nationaliste. Dans les années 20, les nationalistes allemands rejetaient l’antisystème incarné par les institutions de la République de Weimar. Les néofascistes français s’en réclamaient à leur tour dans les années 50. Il s’agissait de proposer un programme incarnant une alternative attirante et crédible, fut-ce au prix de simplifications abêtissantes, suscitant doutes et conflits auprès des partis du système. Chose qui va créer deux catégories de partis : les partis conventionnels (défendant le système) et les partis séditieux (rejetant le système).


Aujourd’hui en Europe, le courant antisystème comprend plusieurs types de populisme. Ce sont des partis et des acteurs qui rejettent l’antiparlementarisme, et les élites « traitresses », et qui défendent la pureté nationale, plus que le nationalisme. Ces partis et dirigeants antisystème relèvent tant de l’extrême gauche que de l’extrême droite. Les courants antisystèmes favorisent chez les électeurs un vote contestataire atypique. Ce vote s’explique tantôt par la monopolisation de l’offre électorale par les grands partis ou encore par les grandes coalitions (Autriche, Pays-Bas, pays scandinaves, Espagne, France) ; tantôt par des crises identitaires ressenties chez les populations et exploitées par ces partis antisystème (France, Autriche) ; tantôt par un mélange de considérations internes et internationales (Etats-Unis).


La France est particulièrement riche en partis et dirigeants antisystème. Autrefois, le fascisme de droite et les pétainistes. Puis, il y a eu Pierre Poujade dans les années 50, représentant des « petits » contre les « gros », devenu célèbre par le rejet des élites, du parlementarisme, du fisc, des riches, des notables, des intellectuels. Le Parti Communiste dans les années 70 recourait à la notion d’antisystème pour rejeter les capitalistes et pour se situer idéologiquement et politiquement dans une Internationale communiste externe. Dans les années 80, le Front national rejetait les élites et les grands partis (on se souvient des diatribes de Jean Marie Le Pen en France dans les années 80 contre « La bande des quatre » : RPR, UDF, PS et PC), tout en défendant indéfectiblement la « France du terroir » contre la menace immigrée.


Aujourd’hui, les dirigeants politiques français antisystème se diversifient. De Jean-Luc Mélenchon (anticapitaliste), à Marine Le Pen (nationaliste), en passant par François Bayrou (contre le système bipartite) et les dirigeants du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), les choix se sont diversifiés. Même François Fillon et Emmanuel Macron sont abusivement considérés aujourd’hui comme des candidats antisystème. Le premier, retrouvant une nouvelle jouvence dans les sondages, se considérait dès la veille des primaires de droite ( qu’il a hier gagné au premier tour), comme le candidat de l’antisystème contre les deux autres favoris supposés (Juppé et Sarkozy) ; le second n’est ni tout à fait à gauche, ni tout à fait à droite. Il est, prétend-t-il, pour le peuple contre le système.


La Tunisie a eu son lot de candidats antisystème en la personne de Hachemi Hamdi, un vieux dissident islamiste, propriétaire d’une chaine de télévision à Londres, qui a créé à la veille des élections de la constituante de 2011, un courant populaire anarchique, « Pétition Populaire », à caractère régional, et qui a réussi à devenir en l’espace de quelques semaines, le 3e parti national. Il adressait ses discours populistes à travers « sa » chaîne de télévision (Al Mustakella). Ses discours-programmes, contenant des « recettes-miracles » abusives, étaient favorables aux humbles et aux régions déshéritées. Lui aussi rejetait brutalement « le système », composé d’après lui à la fois de laïcs et d’islamistes, qui dominent le système.


Aujourd’hui, c’est Donald Trump qui a revivifié le courant antisystème aux Etats-Unis et dans le monde. La milliardaire a défendu durant sa campagne, non pas les pauvres cette fois-ci, mais tous ceux qui sont rejetés par le système. Il rejette la classe politique au pouvoir, les élites « bien-pensantes » et les médias qui leur sont attachés. Du coup, une fois élu, Trump est aussitôt soutenu par l’antisystème mondial : partis d’extrême droite en France, en Autriche, en Italie, les partisans du « Brexit » en Angleterre, et même quelques pouvoirs arabes, alors qu’il a inquiété les partis et pouvoirs modérés.


Au fond, les candidats et partisans de l’antisystème ont commun le fait que ce discours leur permet de gagner en notoriété. Dire que « le système est truqué », qu’il y a un « complot du système » ou que « le système est complice » est un discours qui séduit aussi bien l’inculte que l’instruit, aussi bien « les petits » que les « gros », qui sont horrifiés par l’idée de manipulation par le système et qui voient des complots partout. Les programmes rationalisés n’ont aucun effet sur eux en période trouble.


Le discours antisystème est bien paradoxal. Il est lui-même un nouveau système qui tente de supplanter l’ancien. L’antisystème est un système. On le voit bien chez les candidats de l’antisystème. Ceux qui sont pénalisés par les sondages ou qui n’arrivent pas à se faire élire ou qui se font mal élire, qui se trouvent marginalisés dans la vie politique par les grands partis ou les grandes personnalités politiques, vocifèrent le système et prétendent être les candidats de l’antisystème. Mais, dès que le jeu politique leur redevient favorable, ils calment leur ardeur et s’intègrent aussitôt au système, au cas où ils ne se retournent pas eux-mêmes contre l’antisystème, désormais leur pire adversaire. « Les sondages nous trompent », disent-ils, quand ils sont en leur défaveur, parce qu’ils sont manipulés par le système. Mais lorsqu’ils leur deviennent favorables, ils y croient aussitôt : « ce sont les sondages qui le disent », et donc le peuple.


C’est un jeu. Ils se réclament candidats de l’antisystème, mais au fond ils utilisent le système pour se faire élire. Et une fois élus, ils seront redevables au système qui a pu les faire gagner. Ils deviendront eux-mêmes le système. Ils savent qu’ils ont peu de choix. L’alternative pour ceux qui sont révoltés par le système et qui y sont liés est la suivante : ou se maintenir dans le système et continuer à en souffrir, ou le dénoncer et en subir les conséquences. Donc, les candidats antisystème, qui arrivent à gagner les élections, préfèrent sortir de ce malaise et adhérer carrément au système. L’antisystème est bien un mythe.


Hatem M’rad