Le monde d’après : ni pire, ni meilleur
Prospectivistes, idéologues et futurologues nous promettent un monde post-pandémique quasi-idyllique, où le sens du partage, de solidarité, et les questions sanitaires et environnementales seront prédominantes, où les soucis scientifiques l’emporteront sur les raisons politiques. Est-ce raisonnable ?
Les observateurs commencent à s’illusionner sur le monde post-pandémique. Les uns prévoient une nouvelle révolution politico-morale, renouvelée en totalité ou en partie par des politiques publiques orientées vers des nouvelles préoccupations, jusque-là déficitaires en temps de coronavirus, comme la santé, l’environnement, le bien-être, le social, l’humain; les autres envisagent plutôt le monde d’après comme un monde gouverné miraculeusement par la science, la technologie et la recherche, par une sorte d’impolitique intervenant dans la sphère du politique. Peu se soucient de la continuité des sociétés et des gouvernements, bons et mauvais, et de la pesanteur historique, toujours aléatoire.
Les nations, les gouvernements et les hommes eux-mêmes, peuvent-ils soudainement changer en profondeur à la suite d’un événement politique, économique, sanitaire ou d’un fait historique, fut-il majeur ? Auront-ils la lucidité nécessaire pour envisager tous les imprévus possibles qu’ils pourraient rencontrer sur leurs routes sinueuses ?Verra-t-on l’apparition prophétique d’un « homme nouveau » après la fin de la pandémie, appelant ses semblables à plus de civisme, de discipline, de charité, d’altruisme, d’humanisme ? L’homme de bien l’emportera-t-il sur les maux et vices millénaires des hommes, aussi vaniteux, cupides, égoïstes, haineux, ambitieux qu’ils soient ? Les hommes au pouvoir accepteront-ils de se soumettre d’eux-mêmes à la moralité suprême du simple fait qu’ils ont vu leurs concitoyens, en temps de pandémie, étendus sur une longue file de cercueils ? L’homme qui a initié le péché originel peut-il provoqué le contre-péché moderne ? Les hommes et les pouvoirs peuvent-ils changer de nature juste parce qu’ils ont changé d’époque et de circonstances ? On en doute.
Il est vrai que les alternances d’optimisme et de pessimisme caractérisent le cours d’une histoire dont la continuité n’apparaît qu’au niveau du calcul des économistes, suivant les courbes de la croissance d’année en année. On voit le mal et l’horreur aujourd’hui sous nos yeux, observe quelques élans de solidarité spontanée, et on pense aussitôt que demain sera meilleur. Les peuples victimes de la tyrannie sont souvent solidaires sous le règne du mal. Et après ? Comme si l’horreur pouvait éradiquer à jamais l’horreur. L’horreur peut certes faire naître le bien, comme le bien peut résulter de l’horreur. Mais le mal passager a du mal à effacer le mal permanent. C’est l’histoire qui le dit. Pessimisme et optimisme sont condamnés à coexister dans l’espèce humaine.
Ce sont des revirements historiques soudains qui suscitent d’habitude ces alternances de pessimisme et d’optimisme, de bien et de mal. Qui aurait cru que le nazisme puisse émerger du lieu même de la Raison philosophique, dans l’espace de l’Aufklärung ? Inversement, qui aurait cru que les libérateurs et bienfaiteurs Américains et Russes se disputeront après la guerre les tortionnaires nazis ? Qui aurait cru que les « trente glorieuses » succéderont aux désastres et aux famines de la seconde guerre mondiale ? Qui aurait prédit que les contestataires gauchisants de mai 68 deviendront les meilleurs défenseurs de la bourgeoisie libérale dans les années 90 ? Qui aurait prédit l’accès d’un président noir aux Etats-Unis dans un pays qui a fortement été submergé par le racisme? Qui aurait cru que le génocide des Tutsi au Rwanda de 1994 provoquant 800 000 morts, puisse permettre à ce pays de devenir un des pays les plus stables, les plus sûrs, les plus écologiques avec une croissance économique de 8% depuis 2012, et aux dires du Rapport du « World Economic Forum » de 2015 sur la bonne gouvernance mondiale, le 7e pays le mieux géré de la planète? Qui aurait cru qu’une gifle donnée par un agent de police à un vendeur de légumes pourrait provoquer une révolution en Tunisie et bouleverser l’échiquier politique et la géopolitique du monde arabe ? Qui aurait cru que la religion tue et assassine encore à l’ère de la mondialisation et du numérique ? L’histoire se répète sans se répéter par ses imprévus interminables, aussi malheureux qu’heureux, nous insufflant tantôt de l’optimisme, tantôt du pessimisme. Même si l’histoire est aussi chaotique que les hommes.
Est-ce qu’on est sûr que le monde post-pandémique sera plus convivial, fera cohabiter pacifiquement tout le monde sur une même planète de plus en plus réduite, malmenée et de plus en plus solidaire ? Le monde, même mondialisé, n’a pas mis fin aux guerres, à la barbarie, aux révolutions. Une succession d’épidémies a pu traverser l’histoire depuis plusieurs siècles, la mondialisation aggrave encore plus notre vulnérabilité sanitaire. Alors pourquoi les futurologues veulent-ils nous persuader que le monde post-coronavirus a de fortes chances d’être en rupture avec le monde d’avant coronavirus ? A défaut de croire à ce qui est, « on ne croit qu’à ce qu’on souhaite », comme le dit la maxime anglaise. On aime se donner raison tout en donnant tort aux autres, et rêver de notre paradis sur terre. Le Conseil de sécurité veille toujours, pas sur nous, mais sur lui-même ; les grandes puissances aussi charitables que belliqueuses sont toujours là ; la Révolution tunisienne a cru faire disparaître le passé tunisien ; et la Chine peut toujours nous expédier un autre virus, après le précédent et l’actuel, dans quelques années.
Ne rêvons pas de grandeur morale post-pandémique ou d’une soudaine et nouvelle civilisation de l’humanité. Alors que l’état de la pandémie aux Etats-Unis battait son plein, le président Trump voulait que l’économie reprenne au plus vite, et prenait la pandémie tellement à la légère qu’il recommandait à ses concitoyens de faire des injections de détergents. Le nombre de morts de ses concitoyens et ses électeurs ne valaient sans doute pas une réélection réussie. La rudesse des exigences électorales et le poids exorbitant du pouvoir n’ont pas disparu comme par enchantement. Alors que les Tunisiens étaient contraints d’observer une sorte de confinement forcé, et que le corps médical et des soignants se débattaient contre le virus, la classe politique faisait des affaires très lucratives sur le dos des citoyens dans le besoin, pourtant en cessation forcée de travail. Le maréchal Haftar profitait de la solidarité pandémique mondiale pour faire avancer ses troupes dans la capitale libyenne. Sans oublier les pays européens pointés du doigt pour avoir piraté les stocks de masques et d’équipements médicaux envoyés par la Chine à certains pays du nord et du sud qui en avaient besoin. Il paraît qu’autrefois, la peste a corrompu les mœurs dans les villes où elle s’y est installée. Ibidem aujourd’hui. Et ce sera sans doute pareil demain.
La contre-solidarité de l’humanité reste vive en temps de « solidarité » des hécatombes humaines. L’ère post-pandémique, pourra certes produire des élans de solidarité à l’échelle morale, intellectuelle, sanitaire et humaine ou au niveau des sociétés civiles, et nos illusions continueront sans doute à nous donner des raisons de vivre, d’évoluer, de partager et de mieux respirer. La pandémie du coronavirus, comme les études ou les prévisions d’avenir nous en apprennent davantage sur nous-mêmes que sur le monde, le pouvoir ou sur les hommes qui nous enterreront. L’homme a toujours conscience de sa mauvaise conscience et il veut toujours en faire de bons usages, notamment par ses illusions lyriques. L’humanité restera probablement déchirée entre le progrès et le conservatisme, les forces du bien et les forces du mal, entre les dieux contraires, entre la morale et le crime, entre la puissance de l’argent et l’impuissance des désargentés, entre la lutte des classes et la lutte des places. Le coronavirus est simplement de passage, et le monde reviendra aussitôt notre véritable monde, ce qu’il a toujours été : ni pire, ni meilleur. Que Dieu nous garde des interprétations macrosociologiques et des lectures futuristes imprudentes. Comme l’écrit Raymond Aron : « Il est bon de penser à l’avenir, non de le croire à l’avance écrit. La prospective éclaire les limites de notre savoir autant que notre savoir lui-même. Il n’y a pas de techniciens capables de fabriquer les sociétés de demain ; l’humanité tout entière les créera dans une imprévisible diversité » (Les désillusions du progrès, 1969, p.294).