Point de vue. Le démocratico-scepticisme dans l’Hexagone

 Point de vue. Le démocratico-scepticisme dans l’Hexagone

SEBASTIEN BOZON / AFP

La démocratie française est de plus en plus contestée par les marginaux comme par les privilégiés, les populistes et les extrémistes. Est-elle parvenue en fin de cycle ? Faut-il imaginer d’autres formes démocratiques ?

 

On s’étonne qu’en France certaines franges de la population, parmi les exclus comme parmi les non exclus, soient de plus en plus méfiantes vis-à-vis de leur démocratie. C’est comme si la crise économique, sociale et identitaire produisait quasi automatiquement, outre les multiples fractures, une crise des valeurs politiques, en l’espèce une crise de légitimité démocratique. Un phénomène qu’on a observé déjà, et de manière spectaculaire, avec le mouvement des Gilets jaunes, et qui se manifeste encore au moment électoral. Ce démocratico-scepticisme, dans l’air du temps, est certainement mis en scène par le discours populiste, aussi fragmenté que retentissant soit-il, mais il est peut-être aussi annonciateur de l’usure d’un système.

 

Le suffrage universel et le système représentatif, semblent devenir les parents pauvres de la démocratie française. Fraîchement réélu, Macron est encore taxé de « président des riches ». Il est en tout cas rarement considéré comme le président de tous les Français. « Il n’est pas notre président », disent les Français marginaux ou défaits par l’urne, déçus par sa réélection. « Il n’a rien fait pour nous, les pauvres », disent certains d’entre eux après les élections. Une méconnaissance politico-statutaire du chef de l’Etat qu’on a vue avec une moindre intensité sous des présidents de droite antérieurs (Giscard, Chirac, Sarkozy).

 

Rares sont les personnes qui doutent que le système Macron a pris une tournure présidentialiste. Jeune et compétent, l’homme veut mettre ses tentacules partout, s’intéresser à tout, il investit même le pré-carré du gouvernement. Les écrits littéraires et politiques s’attardent depuis quelques temps sur les risques de dérive sous Macron. En 2021 a paru un livre, Face à la menace fasciste. Sortir de l’autoritarisme, de Ludivine Bantigny et Ugo Palheta, qui alertaient sur le processus de fascisation, à l’œuvre, à leurs dires, depuis plusieurs années. On qualifie le système de « néolibéralisme autoritaire », qui a permis l’enracinement du vote Le Pen. Un autre auteur, comme le jeune normalien Juan Branco, a considéré, non sans excès, le macronisme, dans un autre livre paru en 2019, Contre Macron, comme une nouvelle variante du fascisme à travers ce maillage politico-médiatico-financier mis en place.

 

Tout cela est de bonne guerre, comme l’y implique le débat d’idées en démocratie, pour peu que la critique, aussi féroce soit-elle, du président se réduit au type d’incarnation politique ou à la nature de la représentation, perçue en l’espèce comme étant « autoritaire », ou pour peu que la règle du jeu ait été respectée dans la forme et que la décision demeure de nature démocratique.

 

Mais, lorsque, sous prétexte de critiquer un président élu, on se permet de nier sa légitimité, les choses deviennent plus graves, voire grotesques. On entre dans la négation du principe démocratique lui-même. On peut ainsi être choqué de voir, juste deux jours après l’élection de Macron, un manifestant à Cergy (banlieue parisienne)  crier de manière agressive au passage de Macron : « Président illégitime ». Le ressentiment ne vaut pas grand-chose au regard de la règle du jeu démocratique. On a l’impression en France, où les populismes de droite comme de gauche radicalisent tout, que la démocratie, pour plusieurs franges de la population, devrait se transfigurer en une morale, à partir de laquelle on choisit entre le bien et le mal, dans l’espoir d’aller au paradis ou de sortir d’un coup de la marginalité. On enjoint à la politique de faire des miracles, même sur un fond séculier.

 

La démocratie n’est hélas qu’une convention et rien que cela. Et c’est déjà beaucoup. C’est cela qui fait de la démocratie un « gouvernement de la Raison », comme la reconnaissait déjà Guizot au XIXe siècle. Juste une convention permettant d’éviter une guerre sociale, en bornant la lutte au domaine de l’intelligence, dans l’espoir de rétablir la paix civile. On le sait, la majorité n’a ni le droit ni le pouvoir, surtout dans une France traditionnellement belliqueuse, de dicter sa loi à la minorité. Autrement, cela voudrait dire que cette minorité est privée de raison, d’intelligence et de statut. Personne n’a jamais dit que la majorité est un simple succédané de l’unanimité ou encore un procédé consensuel élastique. La justification de la transsubstantiation de la majorité en unanimité, à la manière de Charles Renouvier (Science de la morale, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1869, t.II, p.242) ou même de Sieyès (Vue sur les moyens d’exécution dont les représentants de la France pourront disposer en 1789, Paris, sans éd., 1789), est difficilement plausible dans la logique politique. L’unanimité n’est autre chose que la dissolution de l’union sociale (les pays autoritaires en savent quelque chose), alors que le consensus est parfois imposé d’autorité dans certains régimes peu idylliques.

 

La majorité est en démocratie un principe ou procédé peu prétentieux. Elle n’est autre chose qu’une simple convention destinée à entretenir la paix sociale. Il faut bien que le gouvernement pacifique et légitime des sociétés puisse obtenir la reconnaissance du verdict des urnes par ceux qui ont été vaincus, même provisoirement. La philosophie habermassienne nous a appris que la démocratie est moins la force du nombre ou une opération électorale qu’une affaire de délibération entre citoyens et entre gouvernants et gouvernés. Si la délibération préalable aux élections, ou dans la durée entre les élections, a été soumise à l’impératif de raison, le nombre (majorité ou minorité) n’a plus fondamentalement de sens. La valeur démocratique reste sauve. Les démocraties occidentales croient dur comme fer au « discutabilisme libéral », comme aiment l’appeler Jean-Marie Donegani et Marc Sadoun (Qu’est-ce que la politique, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2007, p.455).

 

Cela implique que tant la majorité gagnante que la minorité battue doivent être également respectées et admises au même titre au débat public. Ce n’est donc pas la majorité qui valide la décision, mais bien la délibération elle-même. C’est cette délibération qui donne la possibilité, voire le pouvoir, à toutes les voix, concordantes ou discordantes, majoritaires ou minoritaires, de se faire entendre. C’est elle qui légitime le processus démocratique général. D’ailleurs, la majorité ne dispose de pouvoir de décision qu’à la condition qu’on reconnaisse des droits essentiels à l’opposition, lui permettant de s’incliner démocratiquement sans être déchue et d’apparaître même comme un organe de la souveraineté, au même titre que le gouvernement. Autrement, on entre dans la démocratie contraire, pour ne pas dire dans la contradiction démocratique.

 

Et on s’étonne qu’en France cette démocratie contraire soit réapparue juste le lendemain de l’élection de Macron. C’est vrai que les élections ne sont pas finies en France, où on sort à peine d’une élection pour entrer dans une autre, sans doute plus redoutable. Les polémiques sur l’inessentialité démocratique vont encore, on l’imagine, continuer leur route « naturelle ». La démocratie en est en tout cas indemne. L’exacerbation de la passion démocratique en France, nourrie par les multiples schismes politiques, aussi bien que sociaux et identitaires, est en train de faire perdre raison à plusieurs Français, pas toujours marginaux ou en souffrance.

 

Mais, il reste vrai que la démocratie française doit passer à autre chose et que la Ve République gagne à être revivifiée par d’autres procédés ou pratiques politiques que la classe politique est appelée à réinventer. Le vivre-ensemble est consubstantiel à la démocratie, et la participation citoyenne signifie surtout aujourd’hui élargissement de la délibération publique. N’oublions pas que la théorie de la démocratie délibérative de Jürgen Habermas a été créée justement dans les années 1980 pour réfuter la conception de Joseph Schumpeter qui confond le marché (citoyens-consommateurs et politiciens-producteurs) et le forum (discussion entre citoyens égaux pour résoudre par la raison publique des choix collectifs). Mais, il ne faut pas oublier que la téléologie de la délibération consiste surtout à faire prévaloir des valeurs communes. C’est là que les valeurs démocratiques posent aujourd’hui problème en France et nourrissent tous les déchirements empêchant ce que John Rawls appelait dans sa Théorie de la justice, le « consensus par recoupement » (overlapping consensus), c’est-à-dire la surface d’accord qui doit être acceptée par les différentes doctrines raisonnables en présence. C’est cette surface qui doit être redéfinie, comme devrait être redéfini le champ d’intervention d’un président ressenti comme un peu trop tutélaire, qui devrait, comme dans le passé se borner à la « haute politique » (de l’essentiel), et non à la « petite politique » (de l’intendance).

 

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