Point de vue. Le contre-leadership

 Point de vue. Le contre-leadership

Le président américain Donald Trump lors d’un meeting de campagne « Make America Great Again » à l’aéroport John Murtha Johnstown-Cambria County à Johnstown, Pennsylvanie, le 13 octobre 2020. SAUL LOEB / AFP

Le contre-leadership se manifeste avec éclat dans le monde d’aujourd’hui, où il n’y a plus d’écran infranchissable entre les chefs politiques et les populations. L’avènement de Trump et d’autres leaders sans leadership devrait pousser les chercheurs à en étudier le phénomène.

 

On le sait trop, ce sont les leaders qui définissent le rêve d’une nation. Les fondateurs politiques, les maîtres de l’art militaire, les chefs conduisant habilement et lucidement une nation en période de crise, les zaïms issus d’une guerre de libération ou d’indépendance, les leaders financiers et économiques, comme ceux qu’on trouve en Occident libéral ou aux Etats-Unis entre la fin et le  début du XXe siècle, bâtisseurs du rêve américain, sont tous nécessaires et utiles pour le progrès de leurs pays, l’identification nationale et les repères d’une nation, riche ou pauvre, et pour aider leurs populations à traverser les grandes épreuves de leur histoire. Les grands baliseurs politiques sont révélés souvent par l’histoire, par les circonstances, comme ils périclitent aussi dans l’histoire, notamment lorsqu’ils sont tentés par le providentialisme et « l’inflation du moi », comme l’aurait dit Françoise Giroud.

D’ailleurs, lorsqu’un peuple ne trouve pas d’issue, se trouve sans perspectives,  traîne dans une crise durable, affronte une phase historique difficile, ou des conflits déchirants, il se met aussitôt à rêver de leadership, pour le rassurer, le sécuriser et le stabiliser contre la « tyrannie de l’obscurité » ou des tragédies dans lesquelles ils se débattent. En fait, on n’appelle pas seulement les leaders politiques pour sortir d’un blocage ou crise politique, Max Weber les appelait, lui, aussi, pour sortir la politique du « désenchantement » et de la routine bureaucratique et rationnelle de la gestion de l’Etat dans les sociétés modernes. Un leader doit faire rêver un peuple et non pas seulement le faire sortir de la crise. C’est pourquoi, il avait une inclination pour le leader charismatique, à ses qualités exceptionnelles qui fascinent, séduisent, identifient et favorisent les passages historiques.

Les contre-leaders, une race à part

La science politique ne s’est intéressée jusque-là qu’à la question du « leadership ». C’est peu. A notre avis, il importe aujourd’hui de s’intéresser à la question du « contre-leadership », toujours d’actualité, pour savoir en quoi un chef politique ou un « leader » n’en est pas un. Les contre-leaders sont presque une race à part. Il ne s’agit pas tout à fait de dirigeants ordinaires qui, on le sait, traversent d’habitude l’histoire, sans y imprimer leur marque. Il ne s’agit pas non plus de dirigeants tout à fait incompétents, même s’ils peuvent souvent l’être. Il ne s’agit pas encore de dirigeants mal élus. Ce sont plutôt des intrus en politique, tantôt amateurs sans expérience ; tantôt obsessionnels, qui croient être, à la faveur d’une élection, même massive, plus qu’ils ne le sont, des êtres au-dessus de la gent ; tantôt des illuminés qui se croient en mesure, à eux seuls, de réaliser des projets de conversion politico-économico-spirituelle pour des populations en détresse; tantôt des hommes qui nagent à contre-courant, l’esprit ailleurs. Souvent, il s’agit, d’un mélange d’immaturité, d’illumination, de frivolité, de puérilité, d’égocentrisme, d’incompétence, d’illucidité, de brutalité imprévisible, de maladresse, de populisme, d’impatience et d’immodération. Ils sont opaques, fermés, obstinés. Des hommes qui font le contraire de ce qu’une nation souhaite, de ce que la raison suppose, de ce que le bon sens indique. Une sorte de leaders à rebours, qui finit par regarder derrière et non devant. Le pouvoir les dépasse, le régime les absorbe.

En pratique, ils n’écoutent personne, ne tiennent compte de l’avis d’aucun, même en démocratie, ont une propension à congédier les collaborateurs qu’ils ont eux-mêmes désignés à la moindre contrariété hérissant le maître, sans prendre des gants, dans une pure indélicatesse. Ils sont à la fois chefs politiques d’une nation et leurs propres conseillers politiques, sécuritaires, administratifs et diplomatiques.

Trump comme modèle de contre-leadership

Le monde politique en regorge de contre-leaders de ce type. Certains sont plus connus que d’autres.  Trump est loin d’être le seul. Mais, si on devrait théoriser le modèle de contre-leadership, il en serait sans doute le modèle par excellence. Il a un pouvoir authentiquement présidentiel. Mais, l’homme ne conduit pas sa nation par la raison, la sagesse, l’expérience, la modération, il se laisse plutôt conduire par ses pulsions intempestives, ses instincts grégaires, son narcissisme primitif, ses contradictions insolubles. La réélection est son dogme majeur. La politique étrangère américaine elle-même, par essence conflictuelle, dramatique et  stratégique, doit se plier exclusivement aux exigences de sa réélection, quelle que soit la conjoncture internationale, la nature du conflit, politique, économique, ou environnemental ou l’état des rapports de force et quel que soit le profil de ses interlocuteurs, démocrates ou dictateurs. On peut voir en tout cas les manifestations d’un contre-modèle de Président de la République à travers sa politique internationale, où on trouve tous les ingrédients de la faillite d’un « leader ». Les Etats-Unis traversent avec Trump l’une des plus importantes faillites de gouvernance et de leadership des temps modernes. La diplomatie trumpienne n’est plus en effet propice au leadership mondial des Etats-Unis.

Eléments du contre-leadership trumpien

Cette diplomatie à caractère non diplomatique de Trump, de laquelle toute notion stratégique est absente, se résume en quelques mots. « L’Amérique d’abord », un slogan conçu en vue d’une Amérique forte, a conduit à « l’Amérique seule », isolée de ses alliés naturels, de l’Europe, de l’OTAN, des valeurs libérales et démocratiques. Une Realpolitik extrême, qui tourne le dos à l’ordre international libéral façonné pourtant par les dirigeants américains depuis plusieurs décennies. La loi de la jungle, car l’Amérique de Trump est nihiliste. Elle ne croit en rien, ni aux normes, ni aux valeurs, ni à la morale, ni aux institutions internationales. Autant les valeurs démocratiques ne sont pas valorisées par Trump, autant l’homme a une curieuse sympathie pour les dirigeants autoritaires, tels Poutine, Erdogan, Kim Jong-un, Xi Jinping. La démocratie est trop complexe pour un homme peu instruit, qui s’accommode aisément du simplisme. L’intérêt personnel de Trump. Il doit tout gagner et rafler toutes les mises, en diplomatie comme en affaires. Ce n’est pas l’ordre international ou la stabilité du système international qui compte, mais les gains que peut en récolter Trump à titre personnel. L’intérêt national lui-même se confond avec l’intérêt personnel de Trump. Au fond, « L’Amérique d’abord », est un slogan idéal pour « Trump d’abord ». L’intérêt électoral. Qu’il s’agisse du transfert de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, des conflits commerciaux avec la Chine ou de l’abandon de l’accord nucléaire avec l’Iran ou du retrait de la Syrie, du mur de Mexique, du service demandé au président ukrainien sur le fils de Joe Biden, qui a failli causer sa destitution, sur la gestion inconsciente et confuse du coronavirus, de son autisme vis-à-vis de ses collaborateurs les plus avisés, Trump ramène tout au « gain électoral », à lui.

C’est un antipolitique et un anti-diplomate. En somme, l’impuissance au service de la puissance. Il a du mal à modérer ses pulsions ou à envelopper ses décisions politiques et diplomatiques. C’est un instinctif qui prend un plaisir puéril à lancer des flèches et à égratigner les responsables politiques qui osent lui résister ou le critiquer, par des tweets. En face de lui, personne n’a d’égards, aucun Etat n’a droit à l’existence. Ses collaborateurs sont congédiés par un simple tweet. Sur le plan international, beaucoup de pays ont été insultés par des tweets, c’est le cas de l’Arabie saoudite, du Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Iran, la Chine. Le Mexique, sa cible principale, est devenu dans ses tweets, un pays de « drogués », de « criminels » et de « violeurs ».

En cas de réélection de Trump, son contre-leadership risque de créer un monde « post-américain » aléatoire, hasardeux et aux conséquences néfastes, tant pour les Etats-Unis que pour le monde. De toutes les manières, les séquelles seront difficiles éliminer. Le leadership et la crédibilité des Etats-Unis sont déjà sérieusement entamés, même en cas de défaite de Trump en novembre prochain. Outre que le recul américain risque de laisser le champ libre à d’autres puissances, comme la Russie et la Chine… en raison justement de ce contre-leadership trop ostentatoire. Et c’est déjà le cas.

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