Point de vue. L’Angleterre, cette « démocratie apaisée »
Les funérailles paisibles, protocolaires, traditionnelles et consensuelles de la reine Elizabeth II en Angleterre est un des signes non trompeurs du caractère « paisible » de la démocratie anglaise.
Qu’est-ce qu’on appelle une « démocratie apaisée » ? On peut penser qu’il s’agit d’une démocratie stable, sécurisée, où l’alternance au pouvoir joue à merveille, où les citoyens sont assurés de leurs droits et libertés, et où les contre-pouvoirs exercent leurs offices sans contestation. Mais, ces caractéristiques, on les rencontre dans presque toutes les démocraties occidentales. Comme on rencontre aussi des démocraties avancées, toujours en marche, pacifiées par le droit, dans lesquelles prévaut la culture démocratique. Cela ne suffit pas toujours pour qualifier toutes les démocraties occidentales de « démocraties pacifiées », vraiment pacifiées. Certes, la démocratie apaisée n’est pas une pierre tombale, ni une sphère unanime. Les grèves, critiques et manifestations sont loin d’en être absents. Mais elle a une autre spécificité, un peu différente des démocraties ordinaires, même pacifiées.
La « démocratie apaisée » est plus qu’une démocratie de type direct, participatif, représentatif ou délibératif. Il ne s’agit pas vraiment de cela. Elle est plus que cela, elle a fondamentalement un sens civilisationnel. Démocratie civilisée et civilisation démocratique font un. Elle est le contraire de la démocratie « révoltée », remise en cause indéfiniment par de puissants courants politiques et intellectuels extrémistes, à contre-courant, prônant la discrimination, l’inégalité, la réaction, l’idéologisme dogmatique (France) ou le sectarisme intolérant (Etats-Unis).
Certains ont cru que l’abstention électorale, parfois massive, dans la plupart des vieilles démocraties, est un signe de démocratie apaisée. Pourtant, on s’abstient beaucoup en France ou dans d’autres pays, mais la démocratie française n’est pas tout à fait apaisée. Elle est l’héritière d’une tradition révolutionnaire, où les forces schismatiques, de droite et de gauche, ont du mal à se reconnaître et à cohabiter (même dans un seul gouvernement), où les remises en cause du système, et même de la culture dominante, ainsi que la rébellion (Mai 68, Gilets jaunes) ne sont pas rares, bien au contraire.
D’autres, comme Bernard Manin, considèrent que la démocratie n’est pas fondamentalement un système apaisé : « La démocratie est quelque chose de pensé et d’institutionnalisé, mais qui ouvre aussi l’espace de transformation et d’action collective. Par constitution et structure, elle appelle à la mobilisation et à l’action collective. C’est une erreur me semble-t-il, et que d’ailleurs dément l’histoire, de voir la démocratie comme un système apaisé : l’effervescence et le bouillonnement souvent désordonné des sociétés démocratiques sont la preuve que la stabilité indubitable des institutions représentatives n’est nullement incompatible avec la contestation » (Entretien en 2001 à propos de son livre Principes du gouvernement représentatif paru en 1995, dans Mouvements, 2001, 5, n°18). C’est vrai en général, mais en réalité, il y a apaisement et apaisement, pacification et pacification en démocratie. Ne mettons pas tout dans le même panier. C’est une question de degré, pas de nature, du moins dans les véritables démocraties.
L’apaisement dont il s’agit est plutôt une attitude détachée, un état d’esprit conciliateur, une culture pragmatique et non idéologique ou politiquement accentuée. Le sociologue Norbert Elias a parlé dans La civilisation des mœurs de la tendance historique au renforcement de l’« autocontrainte », c’est-à-dire à l’incorporation des règles sur lesquelles repose l’organisation d’une société pacifiée. Il considère que le processus de civilisation est une diminution et un contrôle croissants du degré de violence au sein des sociétés. L’obéissance est intériorisée au même moment où l’emploi de la force ne s’avère plus indispensable et où la société est spontanément pacifiée et autorégulée.
L’Angleterre semble être la « démocratie apaisée » par excellence, comme en témoigne encore la communion britannique récente, loin des disputes partisanes et parlementaires, lors des funérailles de la reine Elizabeth II, autour de la monarchie, symbole de consensus profond du peuple anglais et de réconciliation nationale (et du commonwealth) sur l’essentiel. Pas seulement parce que l’Angleterre est la plus vieille démocratie occidentale (en dehors de l’expérience antique athénienne) ; pas seulement parce qu’elle a inauguré la résistance au pouvoir absolu, ou parce qu’elle a créé le parlementarisme libéral et les débats parlementaires ; pas seulement parce qu’elle a reconnu tôt dans l’histoire le sens des libertés individuelles et des libertés politiques. Mais aussi, parce qu’elle fusionne intelligemment la modernité dans la tradition, le disparate dans le commun, le passé dans l’avenir, les cultures dans La culture. Parce que, surtout et fondamentalement, les Anglais sont moins attachés à la conceptualisation des choses ou aux considérations métaphysiques qu’aux conséquences pratiques des choses. L’idée démocratique n’est pas pour eux vraie en elle-même. C’est parce qu’elle est vérifiable dans l’expérience qu’elle est vraie. On connait les théories pragmatistes des théoriciens anglais et anglo-saxons, comme W. James, C.S. Pierce, J. Dewey, qui considèrent que les connaissances ont pour objectif l’action, et notamment l’action servant les intérêts de conservation de l’individu. Même leurs philosophes se considèrent moins comme des théoriciens, que comme des « expérimentalistes de la philosophie ». Une démocratie apaisée ne peut être politiquement révolutionnaire, prête à tout chambarder au moindre prétexte, sans distinguer l’essentiel de l’accessoire, le permanent de l’éphémère.
C’est dire que si les Grecs sont les « inventeurs de la politique » (Moses Finley), les Anglais sont les inventeurs de la liberté politique et individuelle, du débat politique et de la démocratie parlementaire. La précocité démocratique anglaise n’a pas peu contribué à l’apaisement des mœurs démocratiques dans le pays. Ce n’est pas un hasard s’ils ont fait l’économie d’une révolution populaire et massive, à la française. Leur Glorious Revolution du XVIIe siècle n’est autre chose qu’une forme de changement du trône chahuté (pour des raisons relatives à la religion du monarque), révolution qui a été décrite comme « pacifique » par les historiens.
>> A lire aussi :
Edito. La reine et les courtisans
Point de vue – Tunisie. Définir le « coup » de Saied
Point de vue – Tunisie. Une non société, une non collectivité
Point de vue – Tunisie. Bilan politique de la transition forcée de l’après 25 juillet 2021
Point de vue – Tunisie. Un système électoral pour asseoir la démocrature