Point de vue. L’ambiguïté de la « Rue arabe »
Dans le monde arabe, on parle beaucoup plus de la « rue arabe » que de l’opinion publique arabe. D’où l’ambiguïté du phénomène qui resurgit encore avec force dans cette crise israélo-palestinienne.
Le conflit israélo-palestinien, ou encore le conflit arabo-israélien, est un de ces conflits où tout se confond : guerre et paix, terrorisme et démocratie, raison et passion, droit des peuples et colonialisme, légalité et légitimité, histoire religieuse et histoire politique, opinions publiques nationales et opinion mondiale, médias et réseaux sociaux, religion et politique, tradition et technologie, politique nationale et géopolitique. Tant de paramètres qui complexifient le problème et la quête de solution politique définitive. Un problème qui excite les passions collectives, et sur lesquelles la raison ne parvient pas à avoir prise. Chose qui a fait dire au philosophe Raymond Aron, lui-même rationnel et raisonnable, que « le conflit israélo-palestinien est un de ces conflits où les prises de positions ne peuvent être qu’affectives », comme on le voit surtout dans les médias occidentaux aujourd’hui, et aussi dans les médias arabes depuis longtemps. D’où la place prééminente prise par l’opinion, la rue, les passions et les humeurs, dans ce conflit, où toute quête de vérité est condamnée à l’avance, et où donc la recherche de solution acceptable se heurte encore aux préjugés tant des Israéliens que des Palestiniens.
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Les Palestiniens n’ignorent pas d’une part, qu’ils ont peu de chance de battre l’Etat israélien sur le plan militaire et même politique, de par son alliance avec l’Etat américain, grande puissance mondiale, et d’autre part, que les Etats arabes sont peu fiables. Israël a les moyens de perpétuer la pratique du fait accompli, toujours en sa faveur, même si les Palestiniens ont raté depuis 1948 plusieurs opportunités historiques. Mais la conscience mondiale n’a jamais été insensible à la cause légitime des Palestiniens, celle d’un État occupé par un colonisateur qui veut avoir la part du lion en cas de partage. Le combat des Palestiniens semble sortir aujourd’hui de de sa longue traversée du désert. Le vieux chef de l’Etat palestinien Mahmoud Abbas, apathique, très contesté par les nouvelles générations, est en agonie politique, alors que la solution définitive du conflit est loin d’être acquise. A la suite du bombardement massif de Gaza, faisant plus de 4 000 morts chez les Gazaouis, la « rue arabe » a réagi massivement, au point que l’opinion mondiale, surtout de certains pays occidentaux, qui était perçue comme le prolongement de la propagande israélienne, s’est équilibrée en l’espace de quelques jours. La conscience mondiale, les élites, les personnalités médiatiques, les « stars » du monde de l’art, reconnaissent à bon droit la justesse de la cause palestinienne, comme la nécessité de l’idée de partage. La « rue arabe » s’impose de nouveau, ou presque, en temps de crise. Pour la rue arabe, il faut le dire, Hamas sera encore perçu, à tort ou à raison, contrairement aux dirigeants arabes (divisés en la matière) et contrairement aux règles de l’éthique, comme un mouvement de résistance par défaut, tant que personne d’autre n’incarne la résistance aujourd’hui, tant que le gouvernement légitime reste muselé, et tant que les Palestiniens resteront occupés par les Israéliens par la force et l’arrogance, en l’absence de solution définitive. C’est ce que perçoit en tout cas la « rue arabe ».
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Mais la « rue arabe » est elle-même ambiguë. Seuls les temps de crise lui semblent favorables. Elle apparaît en effet dans ces moments, comme le premier pouvoir du monde arabe. Les pouvoirs « institutionnels », autoritaires ou fragiles, sont relégués au second ordre, malgré les apparences. Ce pouvoir de la rue ne se manifeste vraiment qu’au regard de la question palestinienne, question émotive par excellence chez le peuple arabe. Ce pouvoir de la rue apparaît ici avec force dans le cas de la crise palestinienne, parce que c’est sans doute la seule fois où les dictatures arabes laissent le peuple exprimer sa colère dans la rue. Elles n’ont d’ailleurs pas beaucoup de choix, elles ont du mal à le retenir. La colère de la rue face aux bombardements israéliens pourrait légitimer le pouvoir, comme si pouvoir et rue faisaient cause commune, une symbiose d’opportunité, toujours éphémère. La rue a fait, en effet, fléchir les autocrates arabes ces jours-ci, du Maghreb au Proche-Orient, des amateurs de bavardage populaire aux plus sournois. Elle a poussé certains à suspendre les accords d’Abraham ou à y réfléchir deux fois, pour certains à ne pas recevoir Joe Biden, le président américain. Une première dans les annales de la diplomatie arabe.
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Les dirigeants arabes savent que leurs peuples n’ont d’autre choix en ces temps de crise qu’entre le camp de la dictature et le déchaînement des passions collectives. Ce n’est pas le cas d’une véritable opinion publique. On le sait, une véritable opinion publique suppose d’ordinaire deux choses : d’abord, un débat libre et démocratique fondé sur la raison et allant dans le sens de l’intérêt général ; et ensuite, une publicité diffusant le contenu de ces débats au public, comme l’enseignait Jürgen Habermas. Cette opinion publique-là, authentique, n’existe particulièrement pas dans le monde arabe (à l’exception de la parenthèse tunisienne). Il y a certainement un « esprit public » arabe, comme l’aurait dit Montesquieu, des réactions émotives, des humeurs mêmes. Mais à strictement parler, l’opinion publique arabe stricto sensu, permettant le dialogue entre gouvernants et gouvernés ou entre gouvernés, traduisant des échanges libres entre tous, ne remplit pas encore le lexique du monde arabe. Les dictatures arabes sont réfractaires au débat libre d’opinion. Il faut que tout le monde s’aligne sur les positions personnelles des dirigeants, même de ceux qui incitent leurs peuples à la haine. Le débat libre et démocratique a été détruit par la force, lorsque les lois n’ont pas tranché le débat, comme sur l’interdiction ou pas de la normalisation avec Israël. On n’apprend pas aux jeunes à débattre à l’école, soumise encore à la science infuse du pédagogue ; les médias sont verrouillés (d’où la fuite à Al-Jazira en cette période) ; les partis sont supprimés ou brimés ; les élites fuient leurs pays. Il est difficile dans ce cas, qu’il y ait une opinion publique influente et durable qui puisse raisonner et résonner en se substituant aux déchaînements éphémères des passions ou aux messages télégraphiques des réseaux sociaux, pour se confronter notamment aux médias occidentaux.
Parions qu’une fois la énième crise israélo-palestinienne passée, la « rue arabe » retournera à sa léthargie habituelle. Non libre, évoluant sous le joug des dictatures, elle ne traduit qu’une colère passagère, même juste, pas une opinion libre durable. Juste le temps que les dictateurs arabes reprennent les choses en main et reviennent à la normalité despotique, l’autre ruine des Arabes.
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