Point de vue. L’alternance du diable entre dictature et islamisme

Haut, de G à D : Sissi, Saïed, Assad – Bas, de G à D : Morsi, Ghannouchi, Joulani. Crédit photo : Haut, de G à D : KHALED DESOUKI – JOHANNA GERON / POOL – SANA / AFP. Bas, de G à D : Ahmed HASAN – FETHI BELAID – OZAN KOSE / AFP
Les pays arabes balancent interminablement entre l’enclume et le marteau, en subissant une alternance infernale entre deux formes d’intolérance : la dictature et l’islamisme, à l’abri de toute forme de démocratisation.
L’alternance entre dictature et islamisme dans le monde arabe est désormais une réalité récurrente. Aucun État arabe n’est épargné, monarchique ou républicain, militaire, civil ou théocratique, par ce cycle diabolique où les régimes autoritaires et les mouvements islamistes se succèdent tour à tour en s’opposant. Même les États arabes qui n’ont pas encore connu d’alternance islamiste restent sous sa menace, du moins tant qu’ils se morfondent dans l’autoritarisme.
La mémoire collective des peuples arabes est loin d’être amnésique. Depuis la décolonisation, la plupart des États arabes ont été gouvernés par des régimes autoritaires, souvent issus de coups d’État militaires (Égypte avec Nasser, Syrie avec Hafez el-Assad, Irak avec Saddam Hussein, Algérie avec le FLN, Tunisie avec Bourguiba, etc.). Ces régimes se sont présentés comme des modernisateurs, adoptant un discours nationaliste, socialiste, réformiste ou panarabe. Leur autoritarisme s’est renforcé par leur maintien même au pouvoir, souvent avec la bénédiction des grandes puissances (États-Unis, Russie, France). L’autoritarisme s’est imposé après les indépendances sous diverses formes : monarchies sacrées, régimes des colonels, régimes dit révolutionnaires, systèmes de parti unique ou présidences à vie. Ces régimes ont souvent justifié leur pouvoir par la nécessité de stabilité, de modernisation ou de lutte contre l’impérialisme. Cependant, la répression de toute opposition a souvent érigé l’islam politique comme la seule alternative sérieuse et organisée. Face à l’échec de ces régimes autoritaires à offrir développement économique et justice sociale à leurs peuples, les mouvements islamistes ont pu gagner du terrain, portés par un discours de rupture avec l’élite corrompue ou universaliste et des références insistantes à un ordre moral et politique basé sur l’islam. Dans certains cas, comme en Iran en 1979 ou en Égypte en 2012 avec les Frères musulmans, ils ont pris le pouvoir avant de se heurter aux limites de leur gouvernance ou à un retour de la répression militaire.
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Il est vrai que ces régimes autoritaires éprouvaient une haine féroce à l’égard des islamistes, parce que ces derniers représentaient une force sociale pesante, parce qu’ils sont organisés politiquement, et parce qu’ils peuvent les déloger du pouvoir par les urnes ou par la force. Logique alors que les pouvoirs arabes puissent pencher vers la répression des mouvements islamistes. En Égypte, les Frères musulmans ont été durement réprimés depuis les années 1950, et leur leader Hassan al Banna assassiné par Nasser. En Algérie, après l’annulation des élections de 1991 remportées par le Front islamique du salut (FIS), une guerre civile impitoyable a éclaté entre les deux camps. En Tunisie, des attentats islamistes ont commencé sous Bourguiba, qui n’a pas manqué de leur faire un procès à la mesure du sang versé. Ben Ali a fait son « coup d’Etat médical » à la fois contre Bourguiba et contre les islamistes. Aussitôt au pouvoir, il interdit le mouvement Ennahdha et met en prison la plupart de ses dirigeants et militants, les autres sont condamnés à l’exil (comme Ghannouchi). Cette répression a parfois renforcé dans la clandestinité la popularité des islamistes, qui ont fini par apparaître, non sans inquiéter les populations civiles, comme une alternative « naturelle » aux dictatures du kûfr.
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En fait, peu enclins à la passivité, les islamistes ont su exploiter les failles de ces régimes autoritaires arabes, notamment en développant des réseaux sociaux et caritatifs, gagnant ainsi la confiance des populations marginalisées. En 2011, les révolutions du Printemps arabe ont permis à plusieurs partis islamistes d’accéder au pouvoir (Ennahdha en Tunisie, les Frères musulmans en Égypte, et d’autres mouvements en Libye). Dernière alternance en date, celle qui a eu lieu en Syrie en fin 2024, où un ancien islamiste de Daech, Joulani, a su chasser du pouvoir le dictateur Bachar, à l’aide de puissances régionales. Cependant, comme il arrive souvent, la gestion peu rationnelle, peu politique, chaotique des islamistes, leur est souvent contestée. Mieux encore, dans certains cas, les islamistes au pouvoir ont été renversés suite à leurs abus récurrents, notamment à travers leur volonté de théologiser le statut de l’Etat et les bases de la société civile (coup d’État contre Morsi en Égypte en 2013).
C’est pourquoi, face à l’instabilité et aux craintes d’une montée de l’extrémisme, plusieurs pays ont connu un retour en force des régimes militaires ou autoritaires. En Égypte, le général Sissi a pris le pouvoir en 2013 et a instauré un régime encore plus répressif que celui de Moubarak. En Tunisie, le président Kais Saïed a marginalisé, puis réprimé Ennahdha, et s’est arrogé à la suite du coup d’Etat du 25 juillet 2021 les pleins pouvoirs en aspirant être seul maître à bord.
On assiste ainsi à un cercle vicieux. La dictature séculière conduit à la répression de l’islamisme ; Laquelle répression conduit à son tour à la frustration des catégories populaires envers lesquels l’islamisme était charitable (surtout dans un contexte de crise économique et sociale) ; Puis, la montée de l’islamisme entraine un espoir de changement, conduisant à la prise de pouvoir ou à l’exercice d’une forte influence ; Enfin, dernière étape, l’échec ou la radicalisation des islamistes au pouvoir conduit à la répression, puis de nouveau, au retour de l’autoritarisme. Et ainsi de suite, le cycle quasi-cybernétique de cette alternance semble sans discontinuité.
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Morale de l’histoire : l’alternance entre dictature et islamisme semble être une boucle, où les peuples, pris en étau entre répression et désillusion, peinent à trouver une véritable transition démocratique, souvent brimée. Même si des sociétés civiles dynamiques et agissantes, comme en Tunisie avec la transition démocratique post-révolution ou le Liban avec sa culture de liberté et de partage confessionnel du pouvoir, ont montré qu’une troisième voie est possible, en dehors de l’autoritarisme et de l’islamisme. Ces deux dernières expériences ont malheureusement créé elles-mêmes d’autres désillusions pour leurs peuples. Mais si ces « démocraties imparfaites », comme les classait régulièrement « l’Index de Démocratie », aussi fragiles soient-elles, qui peinent à émerger et à se consolider, restent un moindre mal politique pour les populations tunisienne et libanaise que la dictature et l’islamisme réunis.
Il est certain que cette alternance du diable est souvent amplifiée par une inculture politique, elle-même entretenue par des décennies d’autoritarisme, de répression et de contrôle des idées. Inculture politique, nourrie par la répression de la pensée critique et l’absence de traditions démocratiques solides.
Les régimes autoritaires arabes ont souvent marginalisé l’éducation civique et critique, laissant peu de chance à la population d’être informée sur les alternatives politiques réelles. Ni formation politique (les Écoles de science politique sont quasi inexistantes) ni communication politique permettant l’ancrage des citoyens et des élites à l’art de la discussion, selon le modèle habermassien.
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Dans l’optique autoritaire, la souveraineté du peuple est réduite au procédé du vote, lorsqu’il n’y a pas falsification des résultats ou détournement des procédures électorales. Lors des rares élections plurielles et libres, il arrive souvent qu’on vote soit par réflexe identitaire (religieux, tribal, régional), soit par rejet d’un camp, sans véritable réflexion sur les programmes, ni débat libre précédant le vote, outre que la manipulation flagrante des médias, entre les mains de sophistes ou propagandistes, réduit l’information et le débat à une farce. Ces dictatures ont souvent affaibli les partis et la société civile, et les structures et institutions capables d’éduquer politiquement les citoyens. Pire encore, ces deux autoritarismes laïcs et islamistes trouvent souvent un écho auprès de la population, dont une partie soutient l’un et une autre partie soutient l’autre, fut-ce sous couverture populiste.
Pour l’instant, il n’y a dans ces régimes aussi intolérants qu’abêtissants, qui se réjouissent de l’apathie généralisée, aucune perspective notable, faute d’opposition institutionnelle, pour sortir de ce cercle vicieux entre dictature et islamisme. Briser cet enfer alternatif exige des réformes profondes, une culture démocratique, une éducation politique par le débat contradictoire, et surtout la croyance que personne, ni dirigeant ni dirigé, ne peut avoir totalement raison, sauf à se croire revêtu de sainteté. Pour l’instant, les islamistes tuent, et les dictateurs remplissent les geôles, au Proche-Orient les dictateurs commettent même des génocides. Ils ont tous annihilé tout espoir à leurs peuples, condamnés à l’errance, à la pauvreté ou au fatalisme, et à rester des sujets de l’histoire.
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