Point de vue. L’absorption de l’extrême droite par les démocraties

 Point de vue. L’absorption de l’extrême droite par les démocraties

Illustration – Wojtek RADWANSKI / AFP

Est-ce que les partis d’extrême droite en Europe sont contraints de s’adapter à la démocratie et à la responsabilité ou est-ce que ce sont les démocraties qui les contraignent à le faire ? Telle est la question du jour.

Aucun pays européen n’échappe au phénomène de la montée de l’extrême droite, les pays du Sud comme les pays du Nord. Même les Etats-Unis sous le Républicain Trump ont penché vers l’extrémisme de droite. Le phénomène a commencé tôt en Allemagne dans l’entre-deux-guerres par le rejet du parlementarisme, puis en France dans les années 80, avec le Front national de Jean-Marie Le Pen, puis s’est étendu à d’autres pays comme l’Italie (la Ligue du Nord), l’Autriche (FPÖ), la Slovaquie (SNS), Bulgarie (PUB), la Hollande (PVV), la Grèce (LAOS). En Espagne, il y a même plusieurs courants extrémistes concurrents. Dans les années 2000, le phénomène atteint les pays nordiques, comme la Suède, le Danemark, la Norvège et la Finlande, où ils ont même pu participer à des gouvernements de coalition en raison du déclin des partis sociaux-démocrates. Ce sont dans tous les cas des partis de droite autoritaires, nationalistes, populistes, anti-européens et anti-mondialistes.

On le sait, l’émergence de ces droites radicales contemporaines s’explique en grande partie par le problème simultané du chômage et de l’immigration maghrébine dans les années 80, puis par la question des migrants et réfugiés et de la mondialisation dans les années 2000. Tous ces partis s’inquiètent des effets multiculturalistes sur le sol de leurs pays, pouvant avoir des retombées sur « l’identité nationale ». Ne faisant pas la différence entre islam et islamisme, ces partis d’extrême droite tombent souvent dans les travers racistes sous des prétextes politico-populistes. Il y a même un nouveau phénomène en cours dans les pays occidentaux, celui de « l’hybridation de la droite traditionnelle et de l’extrême droite », souvent complices sans être alliées, comme en France.

Hybridation ou pas de l’extrême droite et de la droite, ce qui nous intéresse surtout dans ce phénomène, sans tomber dans la naïveté politique, c’est la capacité des démocraties européennes et occidentales à absorber en leur sein ces extrêmes droites. Très souvent, on constate que ce n’est pas l’extrême droite qui contamine les démocraties par la malfaisance de son discours, ce sont les démocraties, et donc indirectement ses valeurs, qui attirent sous leur giron et intègrent par un moyen ou un autre ces partis extrémistes, en dépit de la difficulté de la tâche. Ces partis, qu’ils soient au pouvoir (Autriche) ou à l’opposition, n’ignorent pas qu’ils n’ont aucune chance d’éradiquer la démocratie « cosmopolite » ou « universelle » en Europe. Les citoyens y restent fortement attachés, même s’ils donnent parfois la majorité à des partis d’extrême droite ou acceptent des gouvernements de coalition ou d’union nationale comprenant des extrémistes de droite. La progression spectaculaire en France, depuis une décennie, de Marine Le Pen et son nouveau parti, « Rassemblement national », dont la nouvelle dénomination illustre déjà, à elle seule, une nouvelle conception politique ou la quête de respectabilité d’un parti et d’une dirigeante qui cherche à gouverner et qui s’impose une certaine responsabilité ou une certaine autolimitation. De fait, beaucoup d’observateurs français considèrent que sa progression dans les sondages et les élections s’expliquent par le changement d’attitude et de discours de Marine Le Pen, résolue à éviter les excès et les surenchères. En Italie, Giorgia Meloni préside depuis 2014 le parti d’extrême droite et national-conservateur Frères d’Italie (Fratelli d’Italia). Sortie vainqueure des élections législatives de 2022, elle est aujourd’hui la première femme à occuper la fonction de présidente du Conseil des ministres en s’appuyant sur une coalition de centre droit. Cette dirigeante néo-fasciste, qui occupait déjà, il est vrai, le poste de ministre de la Jeunesse dans le gouvernement Berlusconi (de 2008 à 2011), s’est aussitôt adaptée à son nouvel habit politique, ou de chef de gouvernement, en démocratie. Sa responsabilité politique gouvernementale semble désormais l’emporter sur ses convictions et positionnements d’extrême droite. Elle n’est certainement pas prête à renier ses convictions, loin de là, mais elle cède à la modération, nécessaire à ses responsabilités. Elle agit encore en fonction de ses positions politiques, comme c’est le cas du dossier migratoire avec la Tunisie et l’Union européenne. C’est vrai qu’elle dépend d’une coalition, mais ce sens des responsabilités à l’échelle nationale et diplomatique est, malgré tout, une forme d’intériorisation des nécessités et des valeurs de la démocratie, et une reconnaissance de la concurrence politique. Le tout baignant dans une culture démocratique incontournable.

Ce qui est intéressant à relever, à partir de ces expériences des partis d’extrême droite en Europe, ce sont les limites imposées consensuellement par la démocratie et que ces partis n’ont pas osé jusqu’à présent outrepasser. Ils jouent tous le jeu institutionnel du pluralisme. Il y a toujours bien entendu l’épée de Damoclès suspendue sur la tête des démocraties, celle-là même qu’on appréhendait dans les années 70 en Italie et en France, à propos du danger que pouvait introduire la victoire électorale des partis communistes de ces deux pays, parvenus à un seuil menaçant la démocratie. Les communistes ont été battus dans ces deux pays, puis ils ont disparu (ce sont juste des « petits partis » aujourd’hui). On ne connaîtra plus la nature des risques qu’ils pouvaient peser sur la démocratie à la suite d’éventuelles victoires aux législatives et présidentielles. Mais les partis d’extrême droite, eux, ont bien joué le jeu démocratique et institutionnel, du moins jusqu’à présent.

Certes, il est difficile de prétendre péremptoirement que la démocratie puisse absorber systématiquement ou totalement l’extrémisme, même des néo-fascistes. L’expérience de la Deuxième Guerre mondiale pour les démocraties consolidées, et les expériences tunisienne et égyptienne pour les démocraties de transition témoignent d’ailleurs du contraire. Une démocratie peut toujours reculer à la suite de graves crises ou menaces quelconques, militaires ou politiques. Mais les démocraties absorbent de fait l’extrémisme de droite en grande partie aujourd’hui, en Occident, même si elles ne sont pas parvenues à l’éradiquer. Comme elles ont absorbé dans le passé l’absolutisme monarchique, le fascisme, le nationalisme, l’autoritarisme, le communisme.

Il faut reconnaître que les démocraties modernes sont plus ouvertes que les démocraties strictement représentatives et électoralistes du passé. Elles sont désormais ouvertes à la participation, à la délibération et à l’opinion (médias, internet, réseaux). Tant de garde-fous supplémentaires contre les dérives éventuelles et du pouvoir et de l’opposition, extrémisme compris. Trump s’est conduit à la présidence moins comme un républicain de droite que comme un populiste néo-fasciste, qui a voulu attenter aux institutions démocratiques à l’aide de ses troupes fidèles. Il est en train d’être jugé aujourd’hui dans un Etat de droit (consolidé) qui a repris les choses en main. Les démocraties modernes fixent un seuil à ne pas franchir, pour les modérés comme pour les extrémistes. Ces derniers en sont conscients. Pour ne pas perdre le pouvoir, après une victoire législative (non suffisante), ils doivent composer pour gouverner et ne pas trop provoquer l’opposition et mécontenter l’opinion. Leur survie au pouvoir est à ce prix. La gouvernabilité suppose l’adoption de positions moyennes, réfractaires aux positions radicales et extrémistes. Et les extrémistes semblent avoir bien assimilé la leçon, même si la prudence reste de mise à leur égard.

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