Point de vue. La Tunisie perd son juste milieu

 Point de vue. La Tunisie perd son juste milieu

Illustration / Pauvreté Tunisie. CHEDLY BEN IBRAHIM / HANS LUCAS / HANS LUCAS VIA AFP

La Tunisie est portée par tous les excès contraires depuis la révolution. Le pays perd son pragmatisme, sa modération et sa classe moyenne. Le juste milieu n’est plus cet élément qui constituait dans le passé sa force.

 

La Tunisie est devenue depuis la Révolution, non pas une terre de souplesse et de pragmatisme, comme elle l’a toujours été, mais une terre de tous les excès, de toutes les dérives, passant sans transition de la révolution à la contre-révolution ; de la démocratie au terrorisme ; du pouvoir du peuple au populisme ; des droits fondamentaux et des libertés à l’état d’exception à caractère dictatorial mené par un seul, suspendant Constitution et  droits. La Tunisie se plait même dans les contorsions d’une démocrature, qui ne soit identifiable ni à la démocratie ni à la dictature, mais aux deux simultanément. En un mot la Tunisie perd son juste milieu, sa modération, son caractère raisonnable. Même sur le plan financier, elle était considérée comme un « bon élève » qui se conduisait en « bon père de famille » par les instances internationales dans l’ancien régime, qui a pris l’habitude d’honorer ses dettes à temps. Il faut croire que la révolution hante encore les esprits, excite les instincts, révolte les modérés et que les crises successives multiples épuisent la patience des plus indulgents.

Pauvreté et anarchie

La pauvreté, l’état de délabrement politique, économique et financier de la Tunisie et l’anarchie sont en train de transformer de fond en comble l’architecture des classes sociales, la psychologie politique, l’état culturel du pays, ainsi que la nature du vote électoral. Il faut bien que le vote traduise à son tour cette désagrégation fondamentale. Il faut se rendre à l’évidence que tant que transparaissent une grande pauvreté, et un taux important d’analphabètes et d’abandon scolaire, on aura encore aux prochaines élections, et référendums éventuels en cas de modification de la Constitution, un électorat très flottant et très polarisé en même temps, déviant vers les extrêmes, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, mais jamais proche du centre, des partis démocratiques eux-mêmes en déliquescence, pris dans le tourbillon de cet électorat extrémiste (islamiste ou laïc), infidèle et instable. De l’islamisme au populisme, du populisme nihiliste au nationalisme identitaire, le choix semble de plus en plus entre un extrême et un autre. L’électorat modéré, porteur de convictions démocratiques affirmées, semble se rétrécir comme une peau de chagrin, parce que la classe moyenne, qui stabilise d’ordinaire le régime, qui l’empêche de pencher vers un excès ou un autre, se prolétarise elle-même. La sociologie électorale est moins tributaire du flottement des partis que des conditions et mutations économiques et sociales.

La classe moyenne, pilier du régime

On disait à l’époque de Bourguiba que la classe moyenne était le pilier du régime, ce n’était pas une fiction. C’était le cas, même si elle était liée et enchaînée.  Le rétrécissement de la classe moyenne, de son pouvoir d’achat et de son statut moral dans la société post-révolutionnaire peut être considéré comme une forme de dérive politique, voire un drame national. La disparition de la classe moyenne est à lui seul, non pas une « révolution », mais une « contre-révolution sociale ». Une « contre-révolution sociale » emportant avec elle le dernier rempart contre les excès politiques d’une société déroutée par dix ans de transition improductive : la classe moyenne. On le sait, la classe moyenne désigne en général les personnes que leur condition sociale situe « au-dessus » des classes pauvres (ou classe ouvrière) et « en-dessous » des classes aisées (classe supérieure ou élite). La classe moyenne est bien une classe sociale spécifique, ne s’identifiant ni à l’une ni à l’autre. Sa vertu politique, comme philosophique, est de constituer un point d’équilibre entre toutes les positions extrêmes, un « juste-milieu », comme le disait Aristote, qui défendait la classe moyenne au pouvoir et le « juste-milieu », base du gouvernement modéré. La modération est cette conception morale qui permet de lutter contre les excès destructeurs et les passions. La juste-mesure devient le prolongement même de la raison.

Une classe moyenne qui ne soit ni riche ni pauvre, assez instruite, préservant son pouvoir d’achat est une garantie de modération. C’est pourquoi les démocraties tendent en général dans la mesure de leurs moyens économiques d’élargir les bases de  la classe moyenne et de préserver son pouvoir d’achat.

Le nouvel électeur extrémiste

La quasi-faillite économique du pays et les chambardements désordonnés successifs de la vie politique institutionnelle ont eu raison de cette classe moyenne  agonisant sans cesse depuis une décennie. A la place, on trouve un électorat non instruit, marginal, aux faibles conditions économiques, dont le vote est de plus en plus déterminant et décisif, votant pour des candidats ou extrémistes, non professionnels sur le plan politique. Un électorat qui privilégie émotion et passion, caractères exprimant le mieux sa condition économique précaire et ses limites politiques. Ce citoyen ou cet électeur-là est un véritable appât. Il est la cible idéale des candidats populistes de tous bords, des bonimenteurs religieux et laïcs, démagogues, roublards de toutes sortes qui ont réussi à s’insérer dans le jeu politique par des voies détournées.

Le paysage politique tunisien est construit par ce type d’électeurs, marginal, non instruit et perdu (ou qui n’a rien à perdre) dans la stratosphère politique, cible idéale des roublards dissimulés dans tous les camps, qui est prêt à participer à une manifestation pour peu qu’on lui offre cinq dinars, un paquet de biscuits ou un paquet de cigarettes. Tous les candidats, sincères ou insincères, honnêtes ou roublards, encensent ce type d’électeurs, l’élèvent dans les cieux, lui promettent monts et merveilles. La politique ne s’adresse plus à la classe moyenne, aux « citoyens » qui se font rares, mais à ce type d’électeurs extrémistes et malléables qu’on peut aisément duper. C’est lui le « peuple », c’est lui la « souveraineté », c’est lui la « démocratie ». C’est lui le « bon électeur », aussi intolérant soit-il, le citoyen modèle, parce qu’il est justement un contre-modèle. L’autre peuple, le peuple instruit et raisonnable, comme le dirait Rousseau, a le tort de « se tromper », il ne sait pas voter. Son vote est inutile. Il est trop raisonnable, il fait bourgeoisement partie du « juste milieu », des bien-pensants. Le « juste milieu » qui pense et qui critique les dérives et des démagogues et du « peuple » de circonstance.

 

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