La Tunisie méditerranéenne
Hatem M'rad
Professeur de science politique
Le Président Bourguiba, connu pour son audace verbale, était, le moins qu’on puisse dire, allergique à l’Egypte de Nasser, dont le soutien à l’idée de l’unité et du nationalisme arabes, dissimulait pour lui, une volonté hégémonique sur tout le monde arabe, y compris sur le Maghreb. Au fond, l’Orient le hérissait avec tout ce qu’il colporte comme archaïsme religieux et tribal. Son occidentalisme affiché était justifié non seulement par la modernité et le progrès fondés sur la raison, mais aussi par la résistance aux préjugés traditionnels de l’Orient compliqué. Il disait, pour mieux marquer la différence de la Tunisie et du Maghreb à propos des Arabes de l’Orient :"Ce qui nous lie aux Arabes ne relève que des souvenirs historiques. Il est de l'intérêt de la Tunisie d'avoir des liens avec l'Occident et avec la France en particulier. Marseille est plus proche de nous que Bagdad, Damas ou Le Caire. L'accès à la mer méditerranée est plus facile que l'accès au sahara libyen".
En fait, au-delà de l'audace de leur auteur, ce qui est vrai dans ces propos, c'est qu'en effet, la Tunisie n'est pas seulement arabe ou musulmane, elle est aussi méditerranéenne, et d’abord phénicienne. Avant la fondation même de Carthage, les phéniciens de Tyr, peuple marin et commerçant,ont fondé la Tunisie. Ils se sont installés au nord-est de la Tunisie à la fin du 12è siècle avant J.C., en 1101 ou 1100 avant J.C., c’est-à-dire il y a 3000 ans (30 siècles), alors que le pays n’a été arabisé et islamisé que depuis 14 siècles environ.Ces Phéniciens ont fondé également avant cela d’autres villes, au Maroc (Larache) ou en Espagne (Cadix, Alméria, Almunécar ou Malaga).
Pourtant, les deux dernières constitutions tunisiennes, sous prétexte de compromis et de conciliation entre traditionalistes et modernistes (celle de 1959), puis entre islamistes et démocrates laïcs(celle de 2014) se permettent de jouer avec l’histoire du pays et d’amputer les sphères civilisationnelles dans lesquelles il s’insère. La civilisation est devenue un objet de marchandage partisan, et pas seulement politique. L'article 1 de ces deux constitutions définit en effet de manière incomplète et fausse notre civilisation. La Tunisie est seulement un Etat arabe et musulman, alors que plusieurs civilisations méditerranéennes ont abrité ce petit pays, carrefour de civilisation, depuis 3000 ans.
Si on veut définir l’aire civilisationnel d’un pays, ou on le fait de manière complète ou on abandonne le projet. Certains députés ont proposé lors des débats sur la constitution de 2014 d’ajouter le caractère méditerranéen de la Tunisie. Leur proposition n’a pas été massivement suivie. Les islamistes majoritaires n’en voulaient pas, et les autres partis laïcs, alliés ou opposés à Ennahdha, ne voulaient pas remettre en cause un compromis politique et constitutionnel déjà compliqué, au nom d’une question superfétatoire d’ordre civilisationnel. Ce faisant, on en a fait des citoyens bâtards par certains côtés. Car la Tunisie n’est ni totalement arabe, ni totalement musulmane, comme d’ailleurs d’autres pays du Maghreb, même si l’islam est la religion la plus suivie par la population. Certains citoyens non arabes, juifs, ou autres ne s’y reconnaitront pas.
Pourtant, la « méditerranéïté » du pays aurait pu illustrer la seule caractéristique, ou même valeur, qui manque dans cette définition constitutionnelle du pays: la modernité, dans son sens civilisationnel, historique et géographique. La Méditerranée est en effet un espace dynamique, un système de circulation, des routes de mer et de terre exploitées par des marchands, artisans, les villes, des cultures et des politiques. Un échange de communications donnant forme à des activités multiples et une civilisation méditerranéenne. Des Phéniciens et Grecs des premiers temps jusqu’aux Etats modernes d’aujourd’hui. Une civilisation des deux rives, du nord et du sud, qu’on tente d’ailleurs, non sans mal, depuis quelques années de mettre en forme politiquement, à travers le processus de Barcelone et l’Union pour la Méditerranée.
On ne joue pas impunément avec la chose civilisationnelle. Les identités sont complexes, tout comme les civilisations à l'intérieur desquelles elles se situent. Civilisations et cultures sont toujours enchevêtrées les unes sur les autres. L'exclusivisme en la matière est une illusion. Même sur le plan linguistique, comme le relèvent les historiens, la Tunisie a une histoire multilingue. Elle s’insère aussi bien dans le cadre des langues chamito-sémitiques, comme le punique, le berbère ou l’arabe que dans celui des langues indo-européennes, telles que le latin et d’autres langues européennes, ainsi que le turc.
La Tunisie ne peut être seulement arabo-musulmane. Elle n'est ni yémenite, ni wahabite, ni occidentale, ni slave. Elle était des siècles durant méditerranéenne, elle l'est encore aujourd'hui et elle le sera sans doute demain. Ce n'est pas nous qui parlons des civilisations, ce sont les civilisations qui parlent en nous. Sardaigne, Marseille, Sicile, Grèce, Liban, Espagne, Tunis, Istanbul, Malte, Yougoslavie, le Caire font l'histoire de la Méditerranée et incarnent ses valeurs. Cet espace méditerranéen a marqué tout le monde. Ses traces culturelles, économiques et psychologiques sont indélébiles. On ne classe pas impunément les civilisations dans les fonds de tiroir comme on classe les registres ou les dossiers.
Ne l'oublions pas, trois civilisations ont marqué en profondeur la Méditerranée: l'Occident, l'islam et les Orthodoxes. Le tempérament profond des Tunisiens vient sans doute de là : ouverture, esprit commerçant, douceur de vivre. Certains hommes politiques tunisiens l'ont compris, d'autres sont passés à côté.
Hatem M’rad