Point de vue. La rage de l’uniformité
L’uniformité reste une des pathologies négatives et régressives du monde arabo-musulman, qui se réveille dans les moments de crise politique.
Il y a deux moments dans lesquels les masses arabes tombent dans le vice ou le legs d’uniformité : au mois de ramadan, pesée religieuse oblige, atteintes morales et physiques aux libertés individuelles ; et au moment des crises politiques au Proche-Orient suscitées par les puissances occidentales ou par le conflit israélo-palestinien. Ça doit être écrit quelque part, dans le monde arabo-musulman, gouvernants, peuples, groupes, instruits, peu instruits et analphabètes, rationnels et euphoriques, doivent tous s’aligner militairement et suivre l’avis dominant des masses, dès que surgit une crise dans la région.
Dès le matin, on entre dans un café, on est aussitôt agressé par les bruits sonores de la TV Al-Jazira, ressuscitée de circonstances comme par miracle, après sa condamnation unanime durant le printemps arabe. Une chaîne qui a toujours tenté, à la faveur des événements sensibles du jour, de faire pencher la balance vers l’instinct d’uniformité islamo-arabe, une attitude qui plaît au peuple, qui ne lui demande aucun effort de mesure et de nuance, quoique, en l’espèce, l’accusation de l’agresseur-colonisateur est sûre et avérée, rien que le nombre de victimes civiles (enfants surtout) suffit à le culpabiliser.
Il n’en reste pas moins que l’esprit identitaire, la haine massive de l’autre (quel qu’il soit), à connotation arabo-islamique remonte à la surface soudainement. Le peuple, et aussi certaines élites aussi, jeunes et moins jeunes, s’emparent du simplisme ambiant et réducteur. Le déchainement de la passion collective du peuple parvient à faire la loi, relayée aujourd’hui par les réseaux sociaux, défouloir des excès de tous genres. La « justice populaire » fait la loi contre les gouvernants, contre les gouvernés, contre les élites, contre la raison. C’est la rage de l’uniformité, intense, lancinante, assidue et incontrôlable, toujours vivace dans le monde arabo-musulman à la moindre étincelle, pour peu qu’elle se réveille de sa léthargie millénaire en phase non historique face aux dictateurs proclamés qui les gouvernent.
Cette uniformité ne croit ni au pluralisme, ni à la liberté, ni à la démocratie, ni à l’idée. La pensée contre la guerre de l’ennemi est elle-même en guerre, elle est victime parmi les victimes, soldat parmi les soldats. L’Occident tente d’ériger sa propagande, consciente ou inconsciente, en valeur suprême, mais ses contradicteurs de l’intérieur tentent aussi d’y résister moyennant de bons arguments. La démocratie de délibération chère à Habermas a d’ailleurs introduit le doute dans l’esprit des élites, dirigeants et journalistes occidentaux, en dépit de l’intensité de la pensée unique ou inique du jour proche de la logique israélienne. Campus (même à Harvard), étudiants, élites, hommes politiques de conviction (anciens surtout), manifestations de rue, journalistes font un effort au milieu de l’incendie de s’exprimer objectivement et librement, dans la mesure du possible, ou de limiter les effets de la « vérité » imposée et de la « raison » forcée, extensibles par l’effet de la puissance politique, militaire, technologique, économique.
Ce n’est hélas pas le cas du monde arabe, toujours victime d’autrui, de l’occident colonisateur et impérialiste, jamais de ses dictateurs ou de lui-même. Ici, le doute n’est jamais permis, surtout pas dans les moments d’intensité historique, de crise internationale, même si les peuples arabes ont pris l’habitude de courber l’échine face à leurs dictateurs sur le plan interne. Le doute n’est pas en tout cas nuance, mais trahison. La pensée du jour est embrigadée. Le penseur est sommé de penser d’après les « esprits blasés », ou d’après les paramètres étriqués, instructifs et instinctifs de la « raison » populaire ou populiste, ou de la « raison » déraisonnante, excitée souvent par les incantations de leurs dictateurs populistes, aussi intolérants que peu politiques, même face à un drame réel.
L’uniformité, base sociale intangible, est seule juge du bon et du mauvais, de la vérité et de l’erreur. La science infuse juge la science logique, la bêtise humaine est proclamée juge en dernier ressort de l’intelligence et de la diversité, mais l’intelligence ne peut à son tour juger de la bêtise cloîtrée dans son domaine imprenable. Comme l’écrit non sans ironie Benjamin Constant, « c’est dommage qu’on ne puisse abattre toutes les villes pour les rebâtir toutes sur le même plan, niveler les montagnes, pour que le terrain soit partout égal ; et je m’étonne qu’on n’ait pas ordonné à tous les habitants de porter le même costume, afin que le maître ne rencontrât plus de bigarrure irrégulière et de choquante variété » (De l’esprit de conquête et de l’usurpation (ch.XVIII), dans Ecrits politiques, p.164). Comme si l’uniformité devait être perçue comme une idée de perfection idéale sans se départir d’un quelconque artifice, de cette pseudo-variété, qui n’est que diversité naturelle des choses et des êtres, radiée dans ce monde d’emportement. La société arabe n’est-elle pas en définitive une société mécanique composée d’automates vivant, déclenchant des réflexes dits d’autodéfense, ou n’est-elle que l’expression du radicalisme spirituel (islamique) et intellectuel (la fibre de la nation arabe) ?
Rappelons quand même que la régression historique d’une nation commence et se maintient dans l’uniformité sociale et politique, confondant quadrillage militaire et organisation politique et sociale.