Point de vue. La pénalisation de la politique

Illustration – Photo : ANATOLIA AGENCY / POOL / AFP
On reconnaît les dictatures à leur manière de pénaliser et de criminaliser la politique et à leur incapacité à traiter la politique par des voies politiques.
Le président tunisien, Kaïs Saïed, n’est pas, à vrai dire, le seul dirigeant qui cherche par tous les moyens à réduire la politique au droit pénal, qui « pénalise » et criminalise la politique, en faisant des opposants, artistes, journalistes et militants, non pas des concurrents ou des adversaires politiques institutionnels, ou des esprits libres ayant droit de cité, mais des « ennemis de la nation » (ou de Saïed) qui, dans l’exercice de leurs activités politiques et citoyennes, sont voués à être condamnés pour des crimes relevant du droit pénal. Ces différents acteurs, exerçant normalement la politique, en essayant de se donner les moyens pour le faire dans des conditions restrictives et sévères, d’exception — sans doute illégitimes pour un pays qui a connu révolution, liberté et démocratie — décidées personnellement par un homme, ont alors peu de chances d’être reconnus dans la sphère politique et d’être traités politiquement, c’est-à-dire civilement et constitutionnellement. D’autres dirigeants actuels suivent en effet la même voie, de Tebboune en Algérie, qui a condamné pénalement des intellectuels et des hommes d’esprit, comme Boualem Sansal, jusqu’à Erdogan, qui vient d’arrêter et d’emprisonner le maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, chef de l’opposition, qui risque de lui faire de l’ombre, décision rejetée massivement par la rue et par le camp des démocrates.
>> A lire aussi : Point de vue. L’alternance du diable entre dictature et islamisme
Or, traiter la politique, ses adversaires politiques et les hommes d’esprit pénalement, lorsque cela n’est nullement justifié par le droit, en établissant une confusion entre délits politiques et délits de droit commun, est à la fois un aveu d’impuissance politique, puisque l’homme politique qui n’a pas d’adversaires se dévalorise lui-même, et, pire encore, un traitement archaïque de la politique.
Traitement archaïque, parce que, comme le disait Durkheim dans son livre De la division du travail (Paris, PUF, 1960), le droit archaïque est pour l’essentiel un droit pénal, comme le droit moderne est le droit civil, droit des contrats où la propriété est centrale. Contrat privé tenant sa force contraignante de la légalité et du consensus. Mais le droit pénal est un droit archaïque, parce que c’est un droit du châtiment, comme dans les sociétés archaïques. Il est une réaction à la violation des tabous, du sacré (sacrilège). La punition est un rituel qui restitue l’ordre détruit. Le droit pénal est religieux à l’origine et garde toujours une forme de religiosité. Un droit qui châtie au nom d’une divinité ou d’un être suprême, en l’espèce au nom d’un homme ordinaire au pouvoir, un civil parmi les civils, saisi par une « illumination profane », comme dirait Walter Benjamin, pour exercer un châtiment épuisé dans la nuit des temps.
>> A lire aussi : Point de vue. La haine des riches
Il y a certes des formes judiciaires et pénales de la vie politique dans les vieilles démocraties (Trump, Sarkozy, Le Pen), de plus en plus courantes d’ailleurs. Mais ici, l’État de droit n’autorise la justice à condamner que les hommes politiques qui ont violé explicitement la loi ou la Constitution. Il n’interdit nullement l’expression de l’opinion libre. Marine Le Pen, suite à plusieurs autres hommes politiques français, vient d’être condamnée pour détournement de fonds publics avec une peine de 4 ans, dont 2 ans fermes sous bracelet, et à une peine d’inéligibilité de 5 ans, la privant des prochaines présidentielles de 2027. Mais la justice française n’a pas interdit pour autant son mouvement politique (RN), ni l’opinion que ce parti ou ses militants défendent. Un autre candidat du parti a toujours la possibilité de présenter sa candidature pour défendre les mêmes opinions que Marine Le Pen. Ce qui n’est pas le cas des dictatures, adeptes de l’application outrancière du droit pénal à la politique et des neutralisations physiques (emprisonnement) des hommes politiques, dans le but de les priver justement de leur droit d’exprimer leurs opinions et de poursuivre leurs activités, ainsi que celles de leurs partis.
>> A lire aussi : Point de vue. L’horreur des procès politiques
Tout le monde connaît la signification de la pénalisation de la politique dans les dictatures, anciennes ou actuelles. Elle vise une répression systématique de la vie politique et citoyenne, des opposants, des voix dissidentes et de toute forme de contestation du pouvoir en place, que l’autorité a visiblement du mal à combattre politiquement, à la loyale.
La vie politique est ainsi réglée par des lois vagues et répressives, des lois d’exception à caractère pénal (par leurs implications), comme le décret 54 en Tunisie relatif à la lutte contre les infractions liées aux systèmes d’information et de communication, devenu la vitrine de tout un système. Un décret qui a connu des dilations politiques prodigieuses : sédition, complot, atteinte à la sûreté de l’État, trouble à l’ordre public, terrorisme, connivence avec l’étranger, liberté de pensée, art, journalisme, etc., devenu un outil facile pour accuser les opposants de crimes graves. Sur cette base, des figures politiques et des activistes sont arrêtés (une quarantaine environ), sous prétexte de complots ou de troubles à l’ordre public. Des tribunaux aux ordres du régime prononcent des condamnations arbitraires et des peines sévères contre des opposants, disproportionnées aux actes réels, objet de la poursuite. Des actes qui n’auraient même intéressé personne à l’époque de ladite « décennie noire ». À leur tour, les avocats de la défense sont souvent menacés ou empêchés d’exercer leur métier, et les accusés d’assister à leur procès. Les procédures pénales sont détournées de leur usage protecteur de la présomption d’innocence. La justice fait figure d’outil de répression, obnubilée par la politisation du droit pénal ou par la pénalisation de la politique, décidée d’en haut par un seul. Les leaders de l’opposition, et même d’anciens présidents comme Moncef Marzouki, sont contraints à l’exil. Sans oublier la mainmise sur les médias, l’intimidation de la société civile et la surveillance des populations.
>> A lire aussi : Point de vue. Trump, personnalité charismatique ou médiatique ?
Voilà le topo de la politique réduite à la pénalisation, ou plutôt au caractère « archaïque » du droit pénal, qui condamne sans réparer, sans attribuer équitablement à chacun ce qui lui revient, qui persécute les politiques et les activités de l’esprit à la place du droit civil et du droit constitutionnel, qui traite ces acteurs comme des « ennemis » de la République, qui cherche délibérément à faire l’amalgame auprès de l’opinion entre « délinquants de droit commun » et « délinquants politiques », qui tente indirectement de revaloriser la « fierté » d’un homme au pouvoir dans ses actes de « châtiments » contre des politiques tentés pourtant de réhabiliter la vie citoyenne de leur pays. Des hommes ravalés, aux yeux de quelques populations non instruites, vivant dans le déni de l’histoire et du politique et dans le dénuement social, au statut de la pègre.
>> A lire aussi : Point de vue. Le nouvel ordre géopolitique