La Libye coincée entre Daech et l’OTAN

 La Libye coincée entre Daech et l’OTAN

Les forces armées loyales au Congrès général national se préparent à lancer des attaques contre le groupe Etat islamique à la périphérie de Syrte


 


Hatem M'rad


Professeur de science politique


 


Le comble pour la Libye, c’est qu’elle arrive, ou qu’elle n’arrive pas à se donner un gouvernement d’union nationale, elle est déjà candidate à une impitoyable guerre contre Daech. Ce groupe malfaisant est déjà sur place à Syrte avec des milliers d’hommes à sa solde, estimés à 5000 d’après les renseignements américains, pressés d’alerter l’opinion sur l’urgence de la menace. De 30000 combattants, Daech n’en dispose plus que de 25 000 après les bombardements en Syrie, d’après les mêmes services de renseignement. Pour le porte-parole de la Maison-Blanche, Josh Earnest, en un an et demi, et jusqu’à ce jour, 10 000 frappes aériennes ont visé les positions jihadistes en Irak et en Syrie. Des chiffres et des statistiques à manier avec beaucoup de prudence, car ils peuvent participer, à leur manière, de la stratégie justificatrice d’intervention ou de non intervention des Etats intéressés, selon les cas de figure.


 


La Libye est à l’évidence, une des cibles privilégiées de Daech. Ce dernier a l’habitude de territorialiser ses conquêtes dans des espaces sahariens et désertiques, quasi-abandonnés, éloignés de l’agitation des villes, moins contrôlés, plus faciles à occuper ? Ce type de territoire permet en effet d’instaurer un pseudo-califat mercenario-capitaliste, sur la base des bienfaits d’une nature bien pourvue en hydrocarbures.


 


L’intensification des bombardements de la coalition et des Russes en Syrie ont« naturellement » jeté Daech dans les bras de la Libye, qui a encore du mal à survivre à Khadafi. Ce dernier pays a le « mérite » stratégique d’avoir, du moins pour Daech, une configuration territoriale et démographique et ethnique qui ressemble à celle de la Syrie et de l’Irak, avec de surcroit, des richesses en hydrocarbures attirant de loin des daechiens désormais privés d’une bonne partie des richesses contrôlées et emmagasinées en Syrie et en Irak.


 


La Libye est en effet un Etat doté de grands espaces désertiques, divisé sur le plan ethnique ettribal, et qui souffre d’une transition mal maitrisée, voire qui le dépasse, tant conceptuellement qu’institutionnellement. Un Etat tribal a en effet du mal à s’adapter aussi rapidement que possible aux conceptions démocratiques modernes, d’autant plus que le Guide libyen ne l’a jamais préparé à les recevoir ou à s’y adapter.


 


Les Etats-Unis, l’UE et les Nations Unies sont en train de presser les libyens de s’unir politiquement face à une menace plus qu’imminente, mais devenue de plus en plus réelle. Daech a déjà commencé à tuer et à terroriser les populations à Syrte. Et les Libyens commencent à affluer en masse en Tunisie. Environ 2000 personnes ont déjà traversé le 1er février le point de passage de Ras Jedir pour débarquer en Tunisie, un pays qui reste hanté encore par le flux d’un million de libyens ayant afflué dans le pays après 2011 et par les attentats de 2015, dont les auteurs (tunisiens) provenaient de la Libye, et qui a eu l’occasion à plusieurs reprises de fermer sa frontière avec la Libye.


 


Un premier gouvernement d’union nationale en Libye n’a pas eu les effets escomptés. Il a eu une durée de vie de moins d’une semaine. D’autres tribus et mouvements le considèrent un peu trop élargi à leur goût. Ils veulent un gouvernement resserré, même d’union nationale. Un gouvernement censé pourtant représenter tout le monde. Mais qui écarter et qui admettre dans un tel gouvernement ? Ce type de gouvernement est nécessaire certes dans la phase actuelle. Mais, il semble que le gouvernement d’union tribale doit précéder le gouvernement d’union nationale, tant il est vrai qu’en Libye, ce sont les tribus qui font le gouvernement et lui confèrent toute sa légitimité. Les partis ayant peu d’ancrage sur les esprits. Les tribus sont traditionnellement un refuge naturel, les partis plutôt un artifice.


 


Ce gouvernement d’union nationale semble aujourd’hui préoccuper sans doute  davantage les membres de la coalition, les Américains et l’OTAN, devenus subitement conscients de l’urgence, que les Libyens. Ces Etats sont devenus conscients du danger de transférer un tel conflit du Proche-Orient aux portes de la Méditerranée au Maghreb et de reproduire les dégâts syriens en Libye, voire au Mali et en Tunisie. En Tunisie, on n’ignore certes pas que Daech est porté vers les Etats sans « Etat », divisés et désorganisés, mais on est aussi conscient qu’il peut s’infiltrer à tout moment, à travers les masses de réfugiés en provenance de la Libye, comme pour les attentats de Bardo, de Sousse et de Tunis. Il s’agit aussi, pour les forces de la coalition, de ne pas laisser les Russes occuper seuls le terrain libyen et de les y devancer, à la faveur de la réussite des bombardements de Daech et des milices menaçant Bachar Al-Assad par leurs avions. Une fois constitué, le gouvernement d’union nationale serait ainsi en droit d’appeler l’OTAN à intervenir pour mettre un terme à la menace daechienne. Car, la coalition ne veut pas se compliquer la tâche par une résolution du Conseil de sécurité autorisant une telle intervention en Libye dont on n’est pas sûr qu’elle soit approuvée par la Chine et les Russes.


 


La Libye est en mauvaise posture, entre l’enclume et le marteau, tiraillée entre Daech et les puissances étrangères, alors que l’Etat libyen n’existe même pas, à supposer qu’il ait existé. Alors que la nation elle-même n’existe pas. Si la Libye refuse l’intervention de la coalition, elle risque de se désagréger davantage et de subir l’expérience syrienne. Mais, si elle accepte l’intervention de la coalition, elle risque de provoquer aussi une conflagration incontrôlable aux conséquences imprévisibles. C’est le cercle carré. Les puissances ont su commencer la guerre en Libye à la fois contre Daech et contre Bachar, mais ils n’ont pas su la finir. La diplomatie de la paix entre les forces syriennes, en cours, ne semble pas susciter vraiment leur intérêt dans l’immédiat. La Libye a toujours le souvenir des bombardements dont elle a été l’objet, notamment par la France de Sarkozy, qui croyait bien faire en aidant la Libye à chasser son dictateur, mais qui a laissé au final ce pays aussi divisé et aussi exsangue qu’auparavant. Ce qui complique encore les choses, c’est que, livrée à elle-même, la Libye n’a pas les moyens de combattre Daech. Ce dernier peut toujours se liguer avec le groupe jihadiste « Fajrlibya », s’appuyer sur une tribu au détriment d’une autre, provoquer des génocides de certaines tribus, ou encore les éradiquer toutes.


 


Il s’agit en fait d’un rapport de forces. Les libyens divisés, ont-ils les moyens de résister à l’intervention des forces de l’OTAN, devenue plus pressante ? Ces dernières semblent résolues en tout cas à intervenir. Elles sont curieusement devenues, sous les feux de l’action, plus conscientes que jamais que leurs intérêts sont enfin en jeu. Après la Libye, Daech passera en effet au Mali, en Tunisie, puis en Méditerranée, et ainsi de suite, en augmentant proportionnellement l’intensité des attentats, et en conséquence le flux des réfugiés de tous ces pays chez eux. Choses qu’elles n’arrivent plus à supporter. La Tunisie non plus n’est plus capable de supporter un autre fardeau sur son sol. Une guerre en Libye compliquera dramatiquement la situation chez elle. Elle est déjà en proie aux révoltes sociales de tous genres, au vu de sa détestable situation économique et sociale. Elle a commencé d’ailleurs à se préparer à l’éventualité d’une guerre en Libye. Mais bien sûr, ce sont les Libyens qui en pâtiraient le plus.


 


Les vagues déferlantes du « printemps arabe » n’ont vraiment pas fini de déverser leurs flots mortifères. Il faut souffrir pour être libre. C’est peut-être la malédiction de la liberté.


 


Hatem M'rad