Point de vue. La haine des riches

Les gratte-ciels de Dubaï, emblèmes d’une opulence démesurée, souvent liée aux excès des milliardaires du Golfe. Photo : Ryan LIM / AFP
« La haine des riches » a la dent dure. Elle est aujourd’hui à l’ordre du jour, du Nord au Sud, à l’échelle interne comme à l’échelle internationale, à supposer que cette haine des riches ait cessé un jour d’être d’actualité.
La « haine des riches » est un phénomène social qui a toujours existé dans l’histoire, quoiqu’à des degrés variables. Les riches sont admirés dans un pays libéralo-capitaliste, comme les États-Unis, car l’American Way of Life est fondée sur la réussite à partir de l’égalité des chances. Ils sont en revanche détestés dans un pays comme la France, pays d’idéologie et de révolution anti-aristocratique, où on n’aime ni la réussite ni les riches. La perception des riches est un peu ambiguë dans un autre pays comme la Tunisie, où, appréciés après l’indépendance et perçus comme des bâtisseurs de l’économie et du nouvel État, ils sont devenus suspects après la révolution, car vus tantôt comme des complices des dirigeants dictatoriaux, tantôt comme des collaborateurs intéressés des islamistes. Outre qu’un peu partout, les théories marxistes dénigrent les riches et leur connivence avec le pouvoir, à partir de leur philosophie de la lutte des classes, surtout là où les inégalités de classe sont voyantes. Dans tous les cas, et dans tous les pays, les riches peuvent être détestés pour ce qu’ils sont, « riches », rejetés par les déclassés, ou pour leur abus de pouvoir, arrogance ou mépris des plus faibles ; les riches peuvent aussi être admirés par les ambitieux en quête eux-mêmes de bonne fortune, ou pour leurs performances et leurs qualités d’entreprise. La haine des riches oscille certainement entre préjugés et réalités.
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Il est vrai qu’en période de crise, il arrive souvent qu’on déteste les riches, en tant que minorité oligarchique, en les prenant pour responsables de l’infortune généralisée, en les accablant de tous les maux. Mais, il ne faudrait pas tout mélanger. Tous ceux qui critiquent les riches ne les « haïssent » pas forcément. Beaucoup dénoncent plutôt un système économique qui favorise l’accumulation excessive de richesses au détriment du bien commun, ou leur connivence injustifiée avec le pouvoir ou les partis et les lobbies. Par ailleurs, certains estiment que si la réussite financière est méritée, elle ne devrait pas être diabolisée.
Cela dit, la « haine des riches » est appréciée diversement dans les pays, pour des raisons historiques, politiques, culturelles et économiques.
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En France, la Révolution française (1789) a profondément marqué l’imaginaire collectif sur ce sujet, en opposant le peuple à l’aristocratie et aux privilèges. Le comble, c’est que la méfiance envers les élites économiques persiste aujourd’hui, notamment à travers une culture politique égalitariste, attachée aux droits de l’Homme. Le débat sur les « riches qui ne paient pas assez d’impôts », sur les « paradis fiscaux » ou les idées favorables au renforcement de « l’impôt sur les grandes fortunes » ne sont pas sans lien avec l’idée d’une France socialement injuste, en dépit de l’attachement des Français à leurs acquis sociaux, qui sont en effet loin d’être irréels. Il y avait en France une tradition intellectuelle influencée par le marxisme et le socialisme, qui continue à considérer les riches comme des profiteurs plutôt que des créateurs de richesse, et à maudire le profit conformément à la théorie de la valeur de Marx (consciemment ou inconsciemment). Les scandales financiers, les privilèges accordés à certaines entreprises, le lien entre la politique et l’argent (Sarkozy et l’argent de Kadhafi, Giscard et les diamants de Bokassa) alimentent encore cet état d’esprit quasi-inébranlable dans ce pays durablement schismatique. Beaucoup de fortunes sont perçues comme héritées et non méritées, allant à l’encontre des valeurs républicaines de méritocratie. Les observateurs français eux-mêmes le disent : les Français n’aiment ni la réussite en général, ni la richesse. Même si certains milliardaires français paraissent estimés par leurs concitoyens, comme Bernard Arnault (5e fortune mondiale), notamment pour son apport à l’économie française.
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En Tunisie, on n’aime pas les riches pour d’autres raisons. La colonisation et la concentration des richesses entre les mains d’une élite colonialiste, puis beldiya (bourgeois citadins), ont nourri un ressentiment social, renforcé par la corruption et le népotisme, qui ont atteint leur apogée sous le règne de Ben Ali, un chef d’État qui s’est avéré (avec ses proches) aussi cupide qu’insatiable en matière financière. Dans ce pays, il y a toujours eu des inégalités de classe et de grandes disparités de développement entre les régions. Or, lorsque les inégalités sont fortes, la richesse est perçue non pas comme le fruit du mérite, mais comme le résultat d’un système injuste. Les inégalités entre régions (côtes développées vs. intérieur délaissé) alimentent profondément ce rejet. Le Président Saied a d’ailleurs mobilisé ses électeurs et partisans dans ces contrées moribondes. La corruption générale du Président Ben Ali, de son régime, de sa famille, et leur système de passe-droit, accordant à la famille Trabelsi, de l’épouse du Président, la moitié du PNB du pays, a nourri encore la haine des riches, en les mettant tous dans le même panier : les corrompus, les « bons élèves » et les victimes, forcés de s’insérer dans les réseaux clientélistes. La Révolution du 14 janvier ne s’y est pas trompée. Richesse illégale et dictature illégitime ont conduit à la déflagration. Après le coup d’État inconstitutionnel de Saied, la haine des riches est devenue radicalement un mode de gouvernement. Tous les riches sont ravalés à un « statut » de voleurs ou de corrompus. S’il y a quelques fraudes ou corruptions financières commises ici et là par quelques-uns, alors « tous » les hommes d’affaires, dans la confusion générale, seront considérés comme des rapaces, cupides, profitant des ressources de leur pays qu’ils exploitent indûment sans scrupules, propres à être poursuivis en justice ou emprisonnés. Comme c’est le cas d’Abdelaziz Makhloufi, premier exportateur d’huile d’olive de Tunisie (placé en détention pour des soupçons de corruption). Face au discours musclé de Saied contre la corruption, les riches constituent une bonne cible à abattre pour « l’intégrité » du chef et un facteur de mobilisation efficace, dans un pays où la culture générale est en net déclin et où la pauvreté et l’analphabétisme s’approfondissent, tout comme d’ailleurs la paresse et le marché parallèle. On accuse alors les riches de tous les maux. Qu’ils aient réussi grâce à leur esprit d’entreprise, leur flair, ou leur opportunisme dans les affaires, ou qu’ils aient constitué leur fortune à la suite d’héritages légitimes, ils sont tous condamnables du fait même de leur « richesse ».
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En Tunisie, on est envieux, aigri, on n’aime ni la réussite ni la richesse, sauf égoïstement pour soi. Pourtant, dans le passé, on n’a pas toujours détesté les riches. Certains sont d’ailleurs devenus, à l’époque de la construction de l’État sous Bourguiba, notamment dans certains secteurs clés (tourisme, banque, construction), des modèles d’inspiration, comme Ben Yedder, Aziz Miled, Ali Mhenni, Mhamed Driss, Hamadi Bousbiâa, etc. (la plupart des self-made men, qui prêtaient même de l’argent à l’État). De même, en islam, on ne déteste pas forcément les riches, même si on croit à la zakât. Chez les islamistes aussi. Les milliardaires du Golfe donnent une mauvaise image des riches arabes, par leurs dépenses ostentatoires et leur folie des grandeurs (même s’ils n’ont pas inventé l’eau chaude) et leur soutien aux terroristes. Les islamistes tunisiens, eux, brassaient beaucoup d’argent en provenance du Qatar, soutenaient les riches (surtout parmi eux), source de diffusion de leur théologie. Une manne céleste passée au-dessus de la tête de la Tunisie « souveraine », qui leur a permis de gagner les élections de 2011 et de rester influents par la suite.
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Contrairement à la France et à la Tunisie, aux États-Unis, on aime les riches et on les admire, du moins pour une grande partie de l’opinion.
Ici, on se méfie idéologiquement et culturellement de l’État. Contrairement à certains pays européens, l’État-providence y est moins développé. On préfère l’État arbitre. Beaucoup considèrent que la richesse ne devrait pas être redistribuée par le gouvernement, mais gagnée et gérée individuellement. La culture du pays valorise la réussite individuelle et l’enrichissement personnel, ce qui explique en partie pourquoi les riches y sont tant admirés. Des bâtisseurs de l’industrie comme Henry Ford, Vanderbilt, William Boeing, Walter Chrysler, Morgan Jr., jusqu’aux plus récents entrepreneurs milliardaires, Bill Gates, Elon Musk, Jeff Bezos, Donald Trump, etc. Le rêve américain ne cesse de hanter les esprits. L’idée que n’importe qui, abstraction faite de son origine ou de son mérite personnel, peut devenir riche grâce au travail, à l’effort et à l’ambition est profondément ancrée dans la société. Les États-Unis ont une économie très libérale où l’entrepreneuriat et l’innovation sont valorisés. La culture de l’entreprise elle-même est largement diffusée. Elle est d’ailleurs, comme le disent les économistes, un facteur indéniable de croissance économique. Les Américains sont un peuple d’immigrants optimistes, qui se sont installés à l’origine en Amérique parce qu’ils savaient qu’ils allaient faire fortune et devenir riches un jour, surtout dans cette grande terre où il y a une place pour tous, comme le disait Tocqueville dans son livre De la démocratie en Amérique. Cette aspiration et cet optimisme d’origine, encore persistants dans toutes les classes sociales, poussent les Américains à voir les fortunes existantes, non pas comme un problème, mais comme une source d’inspiration. Les riches sont aussi appréciés en Amérique pour leur philanthropie. De nombreux milliardaires américains s’engagent dans des actions caritatives (Bill Gates, Warren Buffett, etc.) ou financent des universités et différentes recherches médicales et environnementales, renforçant ainsi, pour certains du moins, leur image positive dans la société. D’autres, comme Trump ou Elon Musk, inspirent plutôt aujourd’hui le dégoût pour leur arrogance démesurée et leur mépris du droit et de la justice. C’est d’ailleurs ainsi qu’ils sont perçus par une bonne moitié du camp démocrate de la population, par les artistes et les élites du pays. Au point que le mépris affiché pour Trump et pour son collaborateur Musk n’a plus de frontière. Il est clairement affiché même outre-Atlantique, comme l’a lumineusement fait Claude Malhuret, le sénateur français, pour la « cour de Néron » (Trump) et le « bouffon sous kétamine » (Musk).