Point de vue. La haine de la démocratie
Haine de l’Occident colonisateur et puissant, haine de la démocratie et des libertés et amour de la dictature et de la brutalité continuent de se confondre en Tunisie, chez un peuple en déliquescence.
Que les peuples qui, en général, aient vécu sous le joug des dictatures, dans toutes ses formes, puissent aspirer un jour par leur résistance ou révoltes à la liberté et à la démocratie, c’est juste et compréhensible. Que les peuples qui aient connu hier le totalitarisme abject, nazi ou stalinien, ou qui connaissent encore aujourd’hui une autre forme de dictature malsaine, laïque ou islamiste, de type khomeiniste ou talibane, puissent rêver de la démocratie représentative « bourgeoise » et « formelle », seule alternative possible à la négation de l’Être, c’est encore juste et compréhensible. Que les peuples qui aient été subjugués par un homme, le culte de la personnalité et la terreur, soient demandeurs de pluralisme, de contrôle et de séparation de pouvoirs, d’Etat de droit, de démocratie, c’est aussi juste et compréhensible.
Mais qu’un peuple qui était depuis plusieurs siècles objet de l’histoire, comme le peuple tunisien, puis objet de dictature d’un homme, d’une famille, et surtout qui, après une révolution lui permettant de vivre une première expérience démocratique, même chaotique, et qui souhaite revenir à la dictature à la faveur d’un coup d’Etat inconstitutionnel, accepte encore de faire confiance à un dictateur, motivé lui-même par la haine de la démocratie, de ses hommes, de ses groupes intermédiaires, cela semble incompréhensible au regard de l’histoire et de la logique politique.
Le peuple tunisien ne finit pas de nous étonner. Un véritable Janus qui a aimé la chose (révolution démocratique) et son contraire (sa dénégation) en un court laps de temps. Comme s’il n’était pas concerné par la confiscation des pouvoirs, par l’« égalité des conditions », comme dirait Tocqueville, par les valeurs universelles qu’elle porte, au nom desquelles des militants tunisiens sous la dictature de Bourguiba et de Ben Ali, et encore sous Saïed, ont payé cher. Pourtant, la démocratie est le seul régime qui, aux dires de Claude Lefort, a pu « distinguer le pôle du pouvoir du pôle de la loi et du pôle du savoir » (C. Lefort, Essais sur le politique. XIXe-XXe siècle, Paris, Ed. du Seuil, 1986, p.78), en acceptant la division sociale, le conflit, l’hétérogénéité des mœurs et des opinions, tout en se méfiant du « fantasme d’une société organique ». Mais c’est ainsi, la façade de l’instantané prime souvent sur le progrès historique des peuples.
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La Tunisie revient aujourd’hui, sur le plan historique, à l’anachronisme des valeurs. Alors que la démocratie poursuit son expansion dans le monde. Ses reculs mêmes dans certains pays n’ont pu abolir ses avancées. Samuel Huntington a parlé il y a quelque temps des trois vagues de démocratisation depuis les années 1820 jusqu’aux années 1974-1990. Le printemps arabe a, à un moment, continué ses avancées dans la région, désirées par les peuples, avant que les dictatures ne reprennent brutalement les choses en main, aidées par l’épuisement de la résistance. Mais la démocratie poursuit imperturbablement son expansion dans le monde. Comme si la seule alternance possible à la démocratie était la dictature, et c’est bien le cas. Plus de la moitié des pays du monde (97 pays, soit 62%) sont désormais démocratiques (contre seulement 26% en 1975) et plus de la moitié (57%) de la population mondiale, soit plus de quatre milliards de personnes, vivent désormais dans une forme de démocratie (contre 36% en 1975). La proportion des régimes non démocratiques a reculé de moitié depuis 1975 (20% en 2018 contre 68% en 1975). Ces données ne confirment donc pas l’inversion de la troisième vague de démocratisation, c’est-à-dire la « déconsolidation » démocratique, agitée par quelques-uns, même si les démocraties occidentales connaissent ici et là, des troubles, régressions et contestations. Mais qui finissent, comme toujours, par être absorbés par la loi et par l’institutionnel.
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La démocratie est bien une « donnée anthropologique », comme l’affirment les fondateurs de la revue américaine Journal of Democracy. L’homme se distingue des bêtes sauvages par sa conscience, sa volonté et sa liberté, qui le font rechercher sa dignité. Yadh Ben Achour a soutenu dans ses derniers livres l’idée que l’universalité de la démocratie est fondée, non par l’Occident, mais sur le principe de non-souffrance, ressenti par tout être humain qui ne souhaite nullement souffrir dans sa chair ou dans son esprit. Un principe que chaque peuple, chaque civilisation, a imaginé et conçu à sa manière. Seules les institutions politiques représentatives, ajoute-t-il, sont redevables à l’Occident.
Mais la haine de la démocratie a la dent dure. Elle est l’autre réalité à ne pas ignorer, notamment par ceux qui n’en connaissent ni la culture ni l’usage répété, ou par ceux qui idéologisent son rejet. Les philosophes de l’Antiquité (Platon et Aristote) la méprisent, parce qu’elle illustre le gouvernement de la plèbe et la démagogie ; les marxistes haïssent son aspect bourgeois et formel, préférant continuer la lutte de classes pour pouvoir l’abolir. Les fascistes et les dictateurs la haïssent, en préférant la démocratie d’acclamation, qui a le mérite de mettre le chef sacré face au peuple-entité ; les nationalistes la haïssent, parce qu’elle défait l’unité ethnico-socio-historico-politique, pour ne pas dire raciale, du peuple ; les islamistes la haïssent, parce que le gouvernement du peuple est un sacrilège face au gouvernement de Dieu, le tout-puissant. A chacun sa haine de la démocratie.
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Mais il y a aussi des peuples qui haïssent la démocratie, et qui préfèrent voir des dictateurs prendre seuls les destinées du pays. C’est le cas du peuple tunisien, qui vit le désarroi moral et politique, issu d’une crise économique et sociale sans précédent. Au moins, au Liban, pays qu’on compare souvent à la Tunisie, la population s’est opposée en bloc aux dirigeants corrompus, elle n’a pas renié le vouloir-vivre démocratique, en dépit de la gravité de leur vécu actuel. La dictature est, pour les Tunisiens, seule à même d’éradiquer d’un coup leurs problèmes récurrents. Ils voient ainsi en les dictateurs le salut par l’uniformité esthétique. Cette haine de la démocratie explique la montée du nationalisme métaphysique en rapport avec la pauvreté réelle de masse. Elle explique encore la facilité d’accès au pouvoir des autocrates populistes aux solutions simplificatrices, qui, sur la base de la passivité des citoyens, prétendent incarner le peuple et détester les élites corrompues et occidentalisées. Cette haine de la démocratie est en partie liée à l’anti-occidentalisme, incarné surtout par l’anti-américanisme primaire, vivace chez les peuples arabes. L’Occident colonisateur, mis dans le même sac, sans nuance, n’est bien sûr pas indemne historiquement, politiquement et économiquement de tout reproche, devient le souffre-douleur, le prétexte de nos échecs les plus profonds et de nos préjugés dominants. Même si les inégalités mondiales d’aujourd’hui sont plus terribles, plus fortes que celles d’avant la colonisation du XIXe siècle, à l’apogée de l’impérialisme occidental. La part de revenus perçue par la moitié de la population pauvre de la population mondiale représente environ la moitié de ce qu’elle était en 1820, avant les grands conflits entre les pays occidentaux et leurs colonies, et que la part de patrimoine détenue par les 0,01 les plus riches est passée de 7% à 11% entre 1995 et 2021 et celle des milliardaires est passée de 1% à 3% aujourd’hui (L. Chancel, T. Picketty, E. Saez, G. Zucman, Rapport sur les inégalités mondiales 2022, wir2022wid.world). C’est vrai que les populations arabes perçoivent et jugent les démocraties occidentales à travers la politique internationale et leur interventionnisme qu’ils trouvent souvent intolérable, non sans raison. La politique de deux poids deux mesures de l’Occident donne une image négative de l’évolution de leurs démocraties. L’Ukraine attendrit l’Occident par anti-russisme, pas la Palestine dont les subjugations quotidiennes ne les émeuvent guère. Noam Chomsky, l’iconoclaste, a analysé les contradictions des Etats-Unis, son pays, et le fossé qui sépare la théorie de la pratique, en matière de démocratie et de droits de l’homme, évalués à la tête du client (Le bouclier américain, Ed. Serpent à plumes, col. Essais/Documents, 2002). Mais le prisme international n’est pas le prisme interne. La politique étrangère, sphère de la puissance et des intérêts, ne peut être évaluée à la lumière de la politique interne et des valeurs universelles qu’elle suppose.
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A supposer même que les démocraties occidentales soient empêtrées entre le respect de leurs valeurs démocratiques et la préservation de leurs intérêts égoïstes, comme d’ailleurs toute nation, comment expliquer, dans les pays arabes, l’amour des dictateurs, militaires ou civils ? Au moins, ces démocraties « maudites » se fixent une ligne morale à ne pas dépasser sur le plan interne, elles font confiance au contrôle de l’opposition, à la justice, aux médias libres et à la loi, qui parviennent en se cumulant à imposer les valeurs de base, à mettre un terme aux abus des gouvernants. Ce qui n’est pas le cas des dictateurs, souples ou féroces, pour lesquels s’enthousiasment les Tunisiens.
Les tyrans non-occidentaux persécutent, emprisonnent, tuent, en toute impunité, d’Erdogan à Bachar, en passant par Saddam et Al Sissi, rien n’y fait. Saddam le héros a tenu tête aux Américains et aux Israéliens, il a fini englouti dans un fossé. La nostalgie de Kadhafi, lynché par son peuple, remonte à la surface dans l’opinion commune. Bachar a détruit son peuple et son pays, livré aux puissances étrangères, comme Florence à l’époque de Machiavel. Ils sont tous admirés par les partisans de l’Ancien régime ou de l’autoritarisme de l’Etat. Ben Ali n’est plus ni violeur ni voleur du peuple, mais un maître qui a mis tous les islamistes en prison, à défaut de définir une politique juste et libre. Poutine est le héros du jour, lui, qui se sert de tueurs professionnels, qui a liquidé à ce jour, et un par un, une quinzaine d’oligarques et d’opposants ou amis proches qui lui sont devenus hostiles. Certains d’entre eux lui ont permis d’amasser une grosse fortune. Les Tunisiens chantent encore les louanges des dictateurs impitoyables, pour peu qu’ils parviennent à tenir tête aux « maudites » démocraties occidentales libres, à liquider les islamistes et les opposants et à « nourrir » leurs peuples de pain rassis et sale.
Mais la « logique » anachronique a ses limites : tous les haineux de la démocratie, harraga compris, continuent de vouloir chercher refuge dans le maudit Occident et sa démocratie, et non dans les dictatures. Cela doit bien avoir un sens.
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