La Gouvernance, nouvel ordre ou nouvel art politique du siècle ?

 La Gouvernance, nouvel ordre ou nouvel art politique du siècle ?

KTS / SCIENCE PHOTO LIBRARY / AFP


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


 


Peut-on considérer que la gouvernance, en étendant son emprise sur les institutions et les pratiques civiles en ce XXIe siècle, en est arrivée à incarner, à elle seule, un nouvel ordre politique ou un nouvel art politique, ou bien faut-il croire qu’elle est devenue carrément un fait de civilisation, marquant les esprits, les consciences, l’histoire, la culture et l’économie des peuples?


 


Il est vrai que toutes les politiques, toutes les pratiques, toutes les modalités de fonctionnement des institutions, autorités et organes étatiques ou non étatiques, à l’échelle nationale ou internationale, dans quelque secteur que ce soit, ne peuvent plus accéder au titre de légitimité, et n’ont plus la chance d’être efficaces ou crédibles qu’une fois qu’elles ont démontré leur adhésion à la philosophie et aux indices reconnus de la gouvernance. Il est vrai aussi que la gouvernance est devenue une condition intériorisée dans la conscience de tous les concepteurs des projets politiques, institutionnels, économiques ou sociaux. Une condition allant de soi.


 


Ou bien devrait-on croire que la gouvernance n’est qu’un approfondissement des pratiques démocratiques, arrivées à saturation dans les vieilles démocraties post-industrialisées? Les recherches en science politique ne s’orientent-elles pas de plus en plus vers la quête de « la qualité de la démocratie » ? La gouvernance est-elle encore annonciatrice d’une crise de la conception centralisatrice ou uniformisatrice de la gestion des sociétés modernes, de plus en plus diversifiées et atomisées, tant au niveau de leurs acteurs que de leurs modalités de gestion ? Est-on alors rentré de plain-pied dans l’ère des sociétés civiles, une ère qui fait confiance aux capacités des groupes et des individus, une ère annonciatrice de la revanche des gouvernés sur les gouvernants ou de l’individu sur le pouvoir politique ? Ou est-ce la revanche des réalités concrètes vécues par les individus et les citoyens (des problèmes de consommation aux soucis d’emploi et de chômage en passant par les préoccupations environnementales), sur les « programmes » politiques généraux, électoralistes et abstraits des partis et des pouvoirs politiques ?


 


La gouvernance n’est-elle pas ainsi un appel pressant aux sociétés civiles fait par les  pouvoirs centraux et des organismes internationaux? Face aux complexités de la gestion des sociétés nationales et internationales, ces pouvoirs se sont résolus à associer les sociétés civiles aux délibérations et à la prise de décision. Il s’agit en effet d’obtenir un quitus ou un certificat de légitimité pour leurs politiques et décisions, qui, sans la participation de ces groupes sociaux, risqueraient de paraître de nos jours comme étant des décisions prises unilatéralement par des milieux politiques et administratifs professionnels clos et fermés. Le  monde paraît en effet de plus en plus ouvert aux échanges, aux flux de toutes sortes, aux diverses opinions, qui éclosent un peu partout à travers la percée spectaculaire de la mondialisation, des technologies de communication, d’internet et de la généralisation des médias de masse.


 


Bref, à l’ère de la mondialisation, la gouvernance semble devenir l’image de marque de la politique : tant de la « haute » que de la « petite » politique. C’est la nouvelle vitrine des pouvoirs politiques. Des paramètres et des critères de classification sont ainsi régulièrement mis à jour par des instances multilatérales savantes. Banque mondiale, organisations internationales et agences de notation, tendent à évaluer les Etats, et mêmes les groupes sociaux, sur la base de leurs indices de performance ou de leurs déficiences dans la pratique de la gouvernance.


 


La gouvernance a tellement investi le champ politique et social qu’elle s’est même identifiée à une mystique révolutionnaire dont l’Histoire en a le secret. La révolution serait alors une forme de gouvernance brutale, destinée aux peuples et aux différents acteurs de la société civile, les invitant, avec beaucoup d’empressement, de vigueur et d’énergie, à prendre leur destin en main de manière radicale, à refonder le contrat politique sur de nouvelles bases, quitte à suivre une transition confuse et désordonnée.


 


Les sociétés civiles arabes semblent en effet soudainement avoir pris la gouvernance au mot. Les révolutions arabes de 2011, du moins certaines d’entre-elles, ne sont-elles pas une réalisation historique de la gouvernance, notamment dans la construction de l’œuvre démocratique, après la chute des dictatures ? En l’absence d’enracinement des partis politiques et face à l’insuffisance des acteurs politiques professionnels, les sociétés civiles et leurs multiples représentants (élites, peuples, syndicats, associations, marchés, médias) parviennent, dans l’euphorie et l’agitation révolutionnaire, à imposer leur agenda et mots d’ordres aux autorités transitoires improvisées, vacillantes ou non élues. Les transitions démocratiques sont en effet désordre et absence de règles. Elles n’ont pu refuser d’associer les véritables auteurs des révolutions arabes, les populations, à la refondation du nouvel ordre politique, économique et social, en vue de rétablir un consensus disparu dans les ténèbres d’une histoire fondamentalement autoritaire et unilatérale.


 


Mais la gouvernance connait aussi le revers de la médaille. On lui reproche d’être un trompe-l’œil. Elle serait, tout au plus, selon une autre optique, une manière d’associer sur une base interactive, plus ou moins formelle, voire spectaculaire, les citoyens dans des modalités formelles se rapportant aux décisions publiques, pour n’avoir pas à les associer au plan de la substance même des choses. Les majorités politiques manifestent en effet beaucoup de réticence dans le partage de leurs modes de gouvernement avec les acteurs sociaux. Les autorités politiques sont responsables et comptables de leur gestion et de leurs actes devant leurs électeurs, pas les acteurs sociaux. La gouvernance devient à ce titre juste une couverture prudente, mais factice, entre les mains des autorités politiques, qui, en matière de gouvernance, privilégient ostensiblement la forme au détriment du  fond.


 


La gouvernance serait encore, et surtout, pour certaines franges politiques, anarchistes ou altermondialistes, un camouflage du grand capital mondial, qui à travers « ses » institutions multilatérales libérales, tente de mieux faire admettre la pénétration de la finance mondiale, dans les différents coins et recoins du monde, mêmes les plus pauvres. En ce cas, la gouvernance, incite les Etats encore réfractaires pour des raisons idéologiques, identitaires ou de développement, à mieux adapter leurs systèmes, législations et pratiques, en vue de la diffusion universelle de la loi du marché mondial. Une loi toujours propice aux grands groupes financiers et aux multinationales, et donc aux pays riches et sur-industrialisés.


 


Dans tous les cas de figure, la gouvernance pose en profondeur la question de la nécessité d’un nouvel ordre politique ou d’un nouvel art politique, en rapport avec les nouveaux enjeux multidimensionnels suscités par la mondialisation, la technologie de l’internet et des communications, « l’instantanéité », la transparence de la politique locale et mondiale. Ce nouvel ordre politique ne supprime pas, à l’évidence, l’essence du politique, la dialectique entre la violence et la paix, qui prend toujours le dessus en cas de crise ou de difficulté, mais laisse entrevoir une nouvelle perception de la chose politique, de plus en plus favorable aux pratiques de proximité entre gouvernants-gouvernés, à une meilleure participation des acteurs sociaux aux décisions publiques, à la transparence et à la communication. Bref, une gouvernance favorable à une nouvelle forme de citoyenneté. La gouvernance : nouvel ordre politique ou nouvel art politique ? Elle serait en tout cas un nouvel ordre pragmatique, loin des surenchères idéologiques, privilégiant autant la moralité de la décision politique, l’implication des gouvernés que le souci de l’efficacité et de la rigueur.


 


Hatem M’rad