Point de vue. La fuite des Tunisiens vers l’étranger
La fuite des Tunisiens à l’étranger est un des maux profonds qui rongent la société et l’Etat tunisien. Celui-ci croit y remédier par des mesures populistes et immédiates.
La fuite vers l’étranger fait toujours rêver les peuples. Les hommes espèrent retrouver l’Eldorado ou en tout cas un mieux-être, les délivrant de toutes leurs frustrations. Il en va partout ainsi.
Séduits par la quantité des terres disponibles, les immigrants venus en Amérique au XVIIe siècle, après avoir quitté l’Angleterre, étaient aussi en quête d’égalité et de liberté, fuyant les inégalités de classe, le chômage et la persécution religieuse. Les passagers du Mayflower cherchaient une terre pour pratiquer librement leur religion. Ils se sont mis d’accord pour établir un Covenant par lequel ils mettaient en place une autorité à laquelle tous participaient sur un pied d’égalité.
Aujourd’hui encore, des Européens issus de pays développés et démocratiques, las du rythme de vie infernal des grandes villes urbaines, continuent à vouloir s’installer dans des pays lointains, en Amérique du Nord, en Asie ou dans d’autres coins du monde à la recherche de prospérité, de changement et d’épanouissement.
Souvent, les peuples ou minorités fuient aussi les guerres et les conflits, et la misère qui en découle, en souhaitant s’installer dans un pays proche ou assez éloigné pour retrouver un espoir de paix (Palestiniens, Syriens, migrants africains), ou même pour survivre.
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La fuite des Tunisiens vers l’étranger, des jeunes diplômés, ainsi que des moins jeunes, n’est pas une exception à la règle. Elle est devenue un des phénomènes marquants de ces dernières années. Ce phénomène, souvent qualifié de « fuite des cerveaux » (brain drain), a, comme tout le monde le sait, des raisons multiples.
La Tunisie souffre d’un taux de chômage élevé, en particulier chez les jeunes diplômés, atteignant parfois plus de 30 % dans certaines régions. L’économie nationale peine à créer des opportunités d’emploi adaptées au niveau de qualification des jeunes diplômés. L’instabilité politique post-révolution a suscité un sentiment d’incertitude chez les jeunes, et une perte de confiance dans les institutions politiques. La corruption et le clientélisme rendent parfois difficile l’accès à des opportunités justes et équitables.
Les pays européens (France, Allemagne, Italie) ou des pays du Golfe attirent les Tunisiens grâce à de meilleures conditions de travail, des salaires plus élevés, et des infrastructures professionnelles avancées. Par ailleurs, certaines politiques migratoires, bien que plus restrictives, continuent d’attirer certains profils ciblés et qualifiés grâce à des programmes comme la « Blue Card » européenne.
Les jeunes Tunisiens, diplômés ou non, ressentent souvent une frustration face au manque de reconnaissance de leurs compétences ou aux conditions de leur travail. L’absence d’évolution ou de perspectives dans leur pays pousse également les moins qualifiés d’entre eux à chercher des opportunités même au péril de leur vie, via des routes migratoires illégales.
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En général, les profils dont il s’agit sont tantôt de jeunes diplômés : ingénieurs, médecins, chercheurs, et autres professionnels hautement qualifiés, faisant perdre à la Tunisie une partie importante de son élite intellectuelle ; tantôt des non-diplômés et travailleurs manuels, qui cherchent souvent à échapper à la précarité économique en migrant illégalement.
Ce qui n’est pas sans conséquence sur le plan économique. La perte de main-d’œuvre qualifiée ralentit l’innovation et la croissance économique, outre qu’elle crée une dépendance accrue aux transferts d’argent des Tunisiens de l’étranger pour soutenir l’économie locale. Les départs massifs de médecins et d’ingénieurs créent des lacunes dans les services de santé locale et les infrastructures essentielles.
Cette émigration des jeunes et des élites tunisiennes décourage même les jeunes restants en Tunisie, qui voient, eux aussi, l’émigration comme la seule issue viable. On observe aussi une certaine fragmentation des familles ayant des impacts psychologiques sur les enfants et les proches.
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Peu lucide, le pouvoir tunisien actuel croit pallier cette fuite des élites par des solutions à court terme, incapables de résoudre le problème en profondeur faute de moyens économiques et de stratégie à long terme.
Ainsi, au lieu de créer un climat de confiance économique, d’encourager les investissements nationaux et étrangers pour créer davantage d’emplois ; au lieu de valoriser les secteurs porteurs comme les technologies de l’information, l’agriculture moderne et le tourisme durable ; au lieu d’améliorer les conditions de travail et les salaires pour les professions essentielles (médecins, enseignants, ingénieurs) ; au lieu de simplifier les démarches administratives pour encourager les initiatives entrepreneuriales des jeunes ; au lieu de lutter contre la corruption par des mesures à long terme, en réformant l’éducation ; au lieu de garantir les principes et les procédures démocratiques à même de renforcer la gouvernance et de restaurer la confiance des citoyens ; au lieu d’encourager les Tunisiens expatriés à investir dans leur pays d’origine et développer des programmes permettant le transfert de compétences entre la diaspora et la Tunisie, on a cru remédier au phénomène de l’exil par la répression, la bureaucratie et des solutions populistes et immédiates, comme l’idée lancée par certains députés du paiement d’une somme mensuelle des exilés à l’Etat tunisien qui a été à l’origine de leur éducation et de leur formation. Certains parlent de 600 dinars par mois pendant cinq ans.
Actuellement, c’est le mal nationaliste qui gangrène les gouvernants et l’Etat, qui se trouvent désemparés, sans solution aux multiples problèmes auxquels fait face l’Etat, en raison de l’irrationalité économique et financière, l’obstination idéologique, du parti pris classiste, de l’absence d’association de la société civile et des experts à la politique nationale (les économistes surtout), de la censure des médias, de la mise sous tutelle de la justice et de la restriction des libertés.
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Tant que la philosophie de l’Etat, l’incapacité à résoudre les problèmes politico-économiques restent ce qu’elles sont, il ne faudrait pas espérer ralentir la fuite des diplômés et des élites.
Le phénomène de fuite des Tunisiens reflète une aspiration légitime des hommes à un meilleur avenir. Aspiration propre à tout être humain ambitieux, qui cherche à avoir un emploi décent, à progresser, à s’épanouir et à vivre dans un climat de liberté. Pain et liberté interpellent plus que tout autre chose.
Si des réformes profondes et intelligentes, des solutions structurelles et démocratiques ne sont pas mises en place rapidement, ce phénomène risque d’affecter durablement le développement global du pays, et c’est déjà le cas. La clé réside dans une approche globale qui combine réforme économique, liberté politique, stabilité sociale et valorisation des compétences locales dans tous les domaines.