La diplomatie des illuminés

 La diplomatie des illuminés


La diplomatie tunisienne suspend son temps depuis l’élection du nouveau président. Elle passe du pragmatisme à l’illumination, de la stabilisation aux ruptures de type « révolutionnaire ».


L’illumination est une lumière divine, un peu comme le soleil qui illumine la terre. Elle agit pour éclairer, à la manière du prophète baignant dans une lumière irradiante. L’illuminé, qui relève d’un état extraordinaire, est inspiré par Dieu, qui a répandu la lumière dans son âme. D’où la marque de dévotion et de mysticisme qu’il suscite. L’illumination n’a en tout cas rien de diplomatique. La diplomatie en est même son contraire : elle est terre à terre. Elle est inspirée par les marchandages raisonnables, parfois féroces, entre les hommes. Proche des activités commerciales et mercantiles, elle cherche en tout cas à établir des relations pacifiques, pour se prémunir contre la violence, la guerre et les soubresauts.


La diplomatie a horreur des illuminations, de la discontinuité et des ruptures. Elle n’incarne ni une quelconque philosophie morale, ni théorie, ni dogme, ni système politique. Elle procède par application de l’intelligence, du bon sens, de la mesure et du tact dans la conduite des relations politiques entre Etats indépendants. Une activité ou un art réglé par le bon sens des diplomates de métier. Ses principes fondamentaux se sont enrichis de l'expérience accumulée de nombreux siècles et de nombreuses générations d'hommes qui ont introduit des usages confirmés et raffinés à partir de la pratique et des nécessités. Ceux qui répugnent à l’art diplomatique, à ses formules et à ses usages diplomatiques risquent de se souvenir amèrement de ses contre-usages. La diplomatie est un métier, une carrière, rebelle aux humeurs politiques, aux passions et à l’orgueil des hommes. Harold Nicolson, diplomate et écrivain britannique du début du XXe siècle, écrivait dans son livre Diplomatie (1945, p.43, 45): « Les pires diplomates, ce sont les missionnaires, les fanatiques et les avocats ; les meilleurs, les sceptiques raisonnables et compatissants. Ce n’est donc pas la religion (dans notre cas l’illumination) qui a été l’influence prépondérante dans la formation de la théorie diplomatique, c’est le bon sens. Et c’est par le commerce et le négoce que les hommes ont commencé d’apprendre à appliquer ce bon sens dans leurs rapports mutuels ». La diplomatie est bourgeoise à ses racines, c’est pourquoi les révolutionnaires ne l’aiment pas en général.


Le président tunisien est un universitaire adepte du formalisme et des abstractions. Tenté par la politique, il a été élu par le peuple pour faire de « sa » révolution une illumination. Pas la révolution des systèmes établis, des partis, des cadres. Mais la révolution du Souverain suprême. Une révolution « providentielle », plus « juste », plus « réelle » dans son esprit : celle du peuple brimé, marginalisé, qui n’a pu retrouver sa révolution, confisquée par autrui. Or, la vraie révolution autorise toutes les dérogations, toutes les ruptures, en politique, comme en diplomatie, nécessaires pour retrouver son cours naturel, dans le strict catéchisme constitutionnel.


Le président est ébloui par son éthique personnelle, même inappropriée aux hautes responsabilités, mais plus adhésive à l’illumination. Doit-il penser comme une personne ou comme un Président de République lorsqu’il exerce la diplomatie ? Epouser simultanément les deux éthiques, du politique (constitutionnalisé) et du citoyen (illuminé), comme s’y attache Kais Saïed durant ses 100 premiers jours, est un non-sens, pour ne pas dire un contre-sens. Il n’est pas rare que des chefs d'Etat s’allient avec le diable en personne pour tenter de préserver les intérêts menacés de leur pays, en cas de guerre ou en temps de paix, mettant momentanément leur moralité de côté, pour laisser passer l’orage. La bannière politico-guerrière d’« el-chaâb yurid »est inutilisable à l'échelle interétatique. Sa dilatation risque d’isoler la Tunisie du reste du monde. Le président Marzouki s’y est vainement essayé. Ceux qui veulent changer le monde finissent souvent par être changés par lui.


Si on n’y prend pas garde, les aberrations diplomatiques, l’irréalisme, risquent d’être néfastes aux illuminés. Ainsi, quand Angela Merkel a invité le président tunisien, tardivement il est vrai, à la conférence de Berlin du 16 février dernier, pour discuter de la question de la Libye, un sujet intéressant pourtant la Tunisie en premier chef, Kais Saïed refuse de saisir l'opportunité. Sa fierté, dissimulée sous celle de la Tunisie, ne l’y autorise pas. Trop tard, trop peu. Craignait-il de se mêler à une sphère de leaders mondiaux dont il ignore les ressorts, à des monstres politiques, comme Poutine, Merkel, Erdogan, Al-Sissi, susceptibles d’égratigner son manque d’expérience étatique ? Possible. En tout cas, des hommes politiques éprouvés auraient agi d’instinct autrement. Pragmatique et tenant compte d'abord des intérêts de son pays et de sa propre image, Bourguiba aurait répondu à l’invitation et aurait misé sur la négociation sur place. Sans se morfondre dans des scrupules qui ne sont pas de circonstance. Il faut rappeler aussi qu'au Congrès de Vienne de 1814, qui a mis fin aux conquêtes napoléoniennes, la France, défaite et mise au ban, a été invitée tardivement, alors que les quatre vainqueurs de Napoléon, Autriche, Prusse, Royaume-Uni et Russie (représentés entre autres par d’illustres diplomates, comme Metternich, Castlereagh, Wilhelm von Humbolt, de Nesselrode), ont déjà commencé la négociation sans le représentant de la France. Talleyrand, l'illustre diplomate, débarque à Vienne quelques jours après le début du Congrès, en contestant d'emblée l'invitation tardive de son pays. Il s'est alors mis à renégocier et à rejeter point par point les résolutions des puissances victorieuses, décidées en l’absence de la France, en finissant par rétablir à la fin du Congrès la situation diplomatique de la France, alors même qu'elle était un pays vaincu. Même les Allemands, exclus du Congrès de Versailles en 1919, et humiliés, sont allés signer à la fin de la négociation le traité, négocié sans eux, à l’appel des alliés. Devoir étatique.


La diplomatie a horreur des chaises vides et de la fierté déplacée, et l'histoire est pleine d’enseignements à ce sujet. Outre à Berlin pour la question libyenne, la Tunisie a pratiqué la politique de la chaise vide au sommet de l’Etat à la Conférence Euromed de Rome de décembre 2019, au Forum de Davos de janvier dernier et au 33e sommet de l’Union Africaine à Addis Abeba du 9 février dernier. Une absence tantôt justifiée, tantôt non justifiée. Même l’islamiste Ghannouchi a relevé le vide diplomatique laissé par la Tunisie à ces sommets répétitifs et la passivité du président.


Par ailleurs, congédier spectaculairement un ministre des affaires étrangères, désigné par le président Essebsi, Khémais Jhinaoui, suspecté de normalisation avec Israël, puis sur la foulée, un diplomate confirmé, représentant permanent de la Tunisie à l’ONU, Moncef Baâti, à travers l'opinion publique, notamment, pour ce dernier, sur de fortes pressions américaines, et à la suite d’un manque de coordination dans la préparation d’une résolution au Conseil de sécurité, est un procédé expéditif peu diplomatique. L’illumination flamboyante et « révolutionnaire » s’est aplatie en l’espèce face à la brutale realpolitik. Elle était sans doute surévaluée. On congédie un diplomate en arguant de la violation d’une position de principe ferme de Kais Saïed sur le conflit israélo-palestinien, alors que la Tunisie a cédé trop rapidement aux menaces de Trump. Le président gagne à faire preuve de modestie en matière diplomatique. La Tunisie n’a jamais eu les moyens des positions fermes sur le plan stratégique, sauf de rares exceptions sous Bourguiba. Dans tous les cas, un diplomate jeté en pâture en public, dont la révocation est justifiée par un communiqué officiel avec des formules grossières, propre à hérisser le plus mauvais diplomate de carrière, est une première dans une sphère où, d’ordinaire, raffinement rime avec prestige de l'Etat. Puis personne ne voudrait servir son pays pour ne pas être à la merci de tels désagréments. Un diplomate supposé ne pas coordonner son action avec le ministère des affaires étrangères, ou qui a commis une maladresse, doit être invité à s'expliquer avec son chef hiérarchique, le ministre des affaires étrangères ou avec le président de la République, responsable de la politique étrangère du pays, même s’il a été nommé par le prédécesseur de ce dernier. Mais on voit peu de diplomates dans cet honorable corps de métier démis en public, comme des malpropres, alors qu'ils sont censés être la parole de leur pays et les acteurs de la continuité diplomatique, à l’abri de toute révolution du Palais.


La diplomatie est justement « révolutionnaire » par sa continuité et sa durée, et non par ses coups de force. La diplomatie ouverte est un leurre, elle se moque des considérations populo-démocratiques. La diplomatie des illuminés, des hauts parleurs ou de la franchise expéditive, à la Khadafi ou à la Trump, est néfaste à un petit pays comme la Tunisie. Le président américain Wilson était un idéaliste. Il était dangereux parce que prosaïque. Robespierre hallucinait terriblement, parce qu'il croyait au lien mystique entre le « peuple » et lui. Richelieu, lui au moins, croyait que l'art de la diplomatie exigeait une activité permanente, sans précipitation, devant tendre à la création de relations solides et durables. L'homme politique qui substitue la résonance  spectaculaire à la force de persuasion n'a rien compris à la diplomatie. Hypnotisé par la force du verbe, il est impuissant à résoudre un conflit ardu soluble à plusieurs et de négocier pour atteindre ses fins.


Ce que les professionnels de la diplomatie construisent paisiblement et durablement dans les relations interétatiques, pour établir une confiance minimale entre leurs nations, un néophyte mal entouré peut la rompre en un seul jour en ne cherchant à voir que ce qu’il peut voir : l’illumination à la place de la diplomatie, l’abstraction au lieu du réalisme.