La démocratie est-elle irréversible ?

 La démocratie est-elle irréversible ?

Place de l’Opéra


Il serait naïf de croire en l’irréversibilité définitive de la démocratie dans le monde. Les peuples ne peuvent évoluer au même rythme. Les menaces idéologiques, religieuses, ethniques, nationalistes, économiques et les pesanteurs historiques sont toujours là pour nous rappeler la fragilité des démocraties, du Nord ou du Sud, qui peuvent connaitre reculs et tensions.


On ne cessera sans doute jamais de s’interroger sur l’avenir des pays qui ont adopté le système démocratique et ses valeurs fondamentales, dans les plus vieilles démocraties occidentales comme, plus récemment, dans d’autres pays du monde. Aucun régime politique n’est assuré de sa pérennité historique et la démocratie ne fait pas exception. La bataille démocratique n’est jamais gagnée d’avance, comme le montrent les souvenirs désormais indélébiles de l’histoire ancienne et contemporaine. Même si les démocraties ont su expérimenter des voies de résistance contre l’appel des sirènes de la tyrannie, du chaos et de l’instabilité et si elles ont été les seuls régimes politiques qui autorisent sa propre remise en cause.


Dans l’Antiquité grecque, déjà, la démocratie s’est effondrée vers 404 av. J-C, suite à la guerre du Péloponnèse qui a opposé durant 28 ans les cités de Sparte et d’Athènes, en lutte pour la domination du monde grec. La guerre s’est terminée par la chute d’Athènes. Un régime hostile à la démocratie, oligarchique et despotique, a alors été instauré par le gouvernement des Trente Tyrans (nom donné aux 30 membres d’un conseil oligarchique dirigé par les Spartiates). Même si la démocratie a été restaurée après la chute des Trente tyrans eux-mêmes, elle a définitivement disparu comme modèle politique lorsque la Cité d’Athènes a été soumise par Alexandre le Grand en 336 av.J-C. La démocratie a été encore spectaculairement remise en cause durant la période du fascisme en Italie et en Allemagne au XXe siècle dans l’entre-deux-guerres. Un fascisme survenu dans deux pays pourtant solidement enracinés sur le plan démocratique, qui semblaient immunisés contre de nouvelles remises en cause ou dérives tyranniques. Le nationalisme de type fanatique qui a envahi ces deux pays mettait en cause le parlementarisme des partis, celui de la « bourgeoisie discutante » (Carl Schmitt), ainsi que le libéralisme individualiste. Valeurs inaptes à réaliser l’ordre homogène national, la souveraineté et à revigorer les forces de la nation. On a vu encore la remise en cause d’une jeune démocratie balbutiante en Algérie sous Chadli Bendjedid. Après la victoire électorale des islamistes (FIS) au premier tour des législatives de 1991, l’armée a vite repris le dessus, le deuxième tour n’aura jamais lieu. On revient à l’autoritarisme. La Turquie également ne cesse de chanceler depuis plusieurs décennies entre la démocratie et l’autoritarisme, entre la modernité et l’islamisme. Enfin, en Amérique latine également, démocratie et autoritarisme alternent sans cesse, comme les élections récentes en 2018 de Maduro au Venezuela et de Bolsonaro au Brésil.


Ainsi, le sort de la démocratie peut connaître sa part tragique. La démocratie a besoin, elle aussi, d’être entretenue par des efforts interminables des sociétés, des régimes, des dirigeants, des individus, des partis, des médias, vers davantage de bien-être, d’égalité, de liberté, de prospérité, de contrôle. Les peuples sont d’ordinaire insatisfaits de leurs satisfactions elles-mêmes. Une satisfaction entraîne une autre, c’est le propre de l’homme. Même dans les pays qui semblaient définitivement acquis à la démocratie, qui connaissent la prospérité, les citoyens et les observateurs sont souvent gagnés par le scepticisme, et par le sentiment que la démocratie connaît des abus, fait des retours en arrière, à la moindre secousse ou panne passagère. Comme en France actuellement, pour une vieille démocratie, qui traverse une sérieuse phase de révoltes et contestations ; ou comme la Tunisie, pour une très récente démocratie. Partout, selon une intensité variable, dans les pays démocratiques, on voit des peuples exprimer une méfiance pathologique vis-à-vis de leurs dirigeants élus, leurs partis politiques qu’ils jugent incapables de résoudre les graves problèmes d’insécurité, de terrorisme, de pauvreté, de chômage, de salaire, de surtaxe, de corruption ou d’immigration. Quoique cette méfiance, issue de la liberté d’opinion, est aussi inhérente la démocratie.


Il est vrai qu’à première vue, les régimes démocratiques peuvent se rassurer devant l’échec de leurs adversaires. Les pays anti-démocratiques ont subi plusieurs revers dans l’histoire politique, même si les rejets des choix démocratiques par les pouvoirs politiques continuent de se manifester dans plusieurs pays et régions de tradition autoritaire (Chine, Corée du Nord, Cuba, Arabie Saoudite, Qatar, Laos, Vietnam, Turkménistan, Swaziland, Brunei, Oman, Koweït, Emirats Arabes Unis, Syrie, Egypte, Algérie, Turquie, Venezuela). Toutes les principales alternatives à la démocratie ont disparu ou encore se sont retranchées dans leurs dernières forteresses. 


La démocratie a-t-elle pour autant définitivement scellé le sort des régimes hostiles à la liberté ? A-t-elle gagné la bataille politique à ce niveau ? Nullement. On le voit en observant le déroulement des événements quotidiens à propos des différents régimes politiques dans le monde : les sentiments, les perceptions, les philosophies et les mouvements antidémocratiques peuplent encore le globe, du fanatisme nationaliste et laïc au totalitarisme théocratique, de l’ethnocentrisme à l’adulation désuète des dirigeants. Pire encore, le rejet de la démocratie s’exprime insidieusement par le racisme ou le reniement d’autrui, comme dans les partis d’extrême droite en Europe, ou plus violemment par la plus abjecte des voies, au nom du sacré : le terrorisme, le jihadisme. En fait, la démocratie n’existe à ce jour que dans moins de la moitié de la population mondiale.


La question de l’avenir des démocraties, de leur probable ou improbable irréversibilité, ne cessera alors pas de hanter les pays qui ont fait un tel choix: sociétés, peuples et régimes, dans les anciennes comme dans les nouvelles démocraties. Les peuples ne cesseront pas de vouloir surveiller, contrôler, freiner toujours davantage leurs régimes démocratiques et les pouvoirs qui président à leurs destinées. L’histoire politique montre, que dans la durée, la démocratie peut incarner un progrès continu et permanent sur les plans politique, économique, social, culturel, éducatif, scientifique, écologique. Elle peut certes connaître des tensions, marquer des reculs et des revirements, mais ses avancées sont souvent plus positives que ses reculades.


Les démocraties n’ignorent pas que les sociétés sont par essence conflictuelles, c’est pourquoi les procédés de pacification ou d’entente doivent être légitimes. En tout cas, la plupart des pays qui ont adhéré depuis des siècles, décennies ou quelques années, à la démocratie ont du mal à s’en débarrasser. Il est difficile de renier les libertés et les droits une fois acquis, garantis et entrés dans les mœurs. Il est difficile d’épouser ou de réhabiliter la cause d’un dictateur une fois que la société a connu les chemins de la liberté, de la dignité, du choix pluriel. Mais la naïveté consistera toujours à croire à l’immunisation définitive ou à la sainteté de la démocratie.