Point de vue. La crise du Covid générera-t-elle plus de relocalisation ou de délocalisation ?
La relocalisation néolibérale consiste surtout dans l’indépendance par la diversification des sources, mâtinée d’un petit peu de protectionnisme. Mais les entreprises vont être tentées de délocaliser pour accroître leurs profits perdus.
Par Thierry Brugvin
Auteur de La relocalisation solidaire, écologique, économique et démocratique
Suite à la crise du Covid, Emmanuel Macron a observé le vent tourner et les revendications des citoyens pour plus de relocalisation écologique et plus d’autonomie économique. C’est pourquoi, dès le 31 mars 2020, puis plusieurs fois ensuite, il a affirmé dans une usine de masques près d’Angers, qu’il « nous faut produire davantage en France et retrouver cette indépendance » économique. Or, cette dernière peut s’avérer très différente de l’autonomie et de la relocalisation.
En effet, dans son esprit, dans sa vision politique néolibérale, l’indépendance économique signifie surtout qu’il faut diversifier les sources d’approvisionnement, afin que la France se défasse de sa dépendance d’un seul ou d’une poignée de fournisseurs étrangers, comme ce fut le cas par exemple, pour la protection de masques chirurgicaux.
L’indépendance nationale, dans une perspective néolibérale, peut donc au contraire renforcer encore la circulation de la production mondiale et non pas la diminuer, à l’inverse de l’autonomie économique par la relocalisation de la production dans le pays, telle la France.
Dans le même esprit, à Bruxelles, le concept qui a le vent en poupe est celui “d’autonomie stratégique”. Il permettrait, loin des ruptures publiquement promises, de ne modifier la doctrine commerciale européenne qu’à la marge : « Il ne s’agit pas de tourner le dos au libre-échange, mais de nous assurer que nous ne dépendons pas des autres dans certains domaines critiques tels que le secteur pharmaceutique ou celui des matières premières », a récemment précisé Thierry Breton, le commissaire européen à l’industrie.
Par autonomie stratégique, l’exécutif européen entend d’un côté protéger les entreprises et actifs européens face à l’appétit des investisseurs étrangers, dans un nombre restreint de domaines (santé, etc.). Pas question pour autant de remettre en cause l’ouverture générale de l’UE aux investissements étrangers. Et de l’autre, tout en affirmant vouloir réduire la trop forte dépendance de l’économie européenne aux fournisseurs extérieurs, il s’agit surtout de s’assurer que l’agenda agressif d’ouverture des marchés étrangers en faveur des intérêts économiques européens se poursuit.
Sans que les considérations pour l’emploi ou l’environnement ne l’emportent : cette “résilience”, autre notion à la mode à Bruxelles, pourrait être réalisée dans le cadre du marché via un peu de diversification et une plus grande flexibilité des appareils productifs. Après la pandémie, le constat n’a guère changé : la prospérité intérieure impose de sécuriser l’accès aux matières premières, pour les transnationales européennes.
Seul le panel d’instruments devant permettre à l’économie européenne de s’engager dans la rivalité commerciale internationale s’élargit : aides publiques pour les activités intérieures en danger, un peu de contrôle des investissements étrangers, un éventuel mécanisme carbone aux frontières, le renforcement des mécanismes anti-subvention des pays tiers. C’est-à-dire des pays n’appartenant pas à l’Union européenne.
Or, ce « mécanisme anti-subvention publique » nuit à une politique solidaire nationale et internationale. Car dans une perspective de relocalisation solidaire et plus généralement de commerce solidaire les subventions publiques s’avèrent nécessaires afin de soutenir les secteurs économiques les plus fragiles ou les plus stratégiques pour l’autonomie nationale, mais aussi le secteur de la satisfaction des besoins fondamentaux de la population : santé, alimentation, éducation, accès à l’eau et à l’énergie, transports collectifs, logement…
Reconnue par l’article XXI du GATT, l’exception de sécurité nationale n’avait été utilisée qu’à de très rares occasions par les membres de l’OMC. C’est ce principe que Donald Trump mobilise derrière ses menaces et décisions douanières envers la Chine ou l’Union européenne. Dans le même esprit, l’UE, la Chine, avec le Mexique, la Norvège, la Russie et le Canada ont porté la décision des États-Unis d’augmenter unilatéralement les droits de douane sur l’acier et l’aluminium devant l’organisme des règlements (ORD) des différends de l’OMC.
Si les États-Unis gagnent, ces grandes puissances qui les attaquent vont lui emboîter le pas, en adoptant elles aussi des mesures protectionnistes. Si les USA perdent, cela ne changera sans doute pas grand-chose, puisque plusieurs nations et l’Union européenne ont déjà commencé à accroître sensiblement leur droit de douanes afin de protéger leurs secteurs stratégiques.
Cela pourrait être considéré comme une bonne nouvelle du point de vue de la relocalisation. Cependant, il s’agit plutôt d’une relocalisation libérale, compétitive et inégale. Puisqu’on observe une stratégie double, tenter de se protéger contre les attaques commerciales des autres nations, tout en cherchant à contraindre ces autres nations à ouvrir leur frontière.
C’est la même politique qui a été menée par les grandes puissances à l’OMC depuis sa création. Cette stratégie de domination et de pratiques inégales ne s’avère viable à long terme, que face à des pays fragiles qui ne peuvent pas trop s’y opposer, mais pas face à des nations de puissance équivalente, qui adopteront des mesures équivalentes de fermeture des frontières.
La stratégie de relocalisation par la diversification des sources dans le cadre de la compétition néolibérale mondialisée, qu’Emmanuel Macron propose pour la France ne s’avère donc en réalité pas très éloignée de celle des autres grandes puissances, telle l’Union européenne, les USA ou la Chine. Les différences se jouent plutôt à la marge, au niveau du curseur, pas au niveau des orientations politiques.
Face à la crise du Covid, de nombreux gouvernements dans le monde, tel le gouvernement français, prônent de relocaliser une petite part de leur économie nationale, pour parvenir à plus d’autonomie sanitaire et économique. Or, l’économiste Patrick Artus estime que les entreprises vont au contraire accroître les délocalisations, afin de retrouver plus de marges, plus de profits. Pour les pays d’Europe, cette délocalisation se ferait majoritairement vers l’Europe de l’Est, plutôt que vers la Chine, car elle s’avère plus éloignée.
Les fragiles velléités des gouvernements de relocaliser ne suffiront donc probablement pas, à endiguer ces nouvelles volontés de délocalisation des entreprises privées. Sauf si les gouvernements décidaient véritablement de taxer les importations des entreprises étrangères, mais aussi de leurs entreprises nationales, y compris les flux de marchandises internes aux transnationales, dans le cadre des prix de transferts. Or, il y a « près de 60 % du commerce mondial, qui résulte de transactions effectuées au sein des entreprises multinationales », c’est-à-dire au niveau intragroupe.
Il y a donc d’un côté les discours politiques de relocalisation par les gouvernements pour des raisons d’indépendance économique et un peu d’écologie. Mais ces paroles relèvent plus de l’affichage que d’une réelle volonté. De l’autre côté, les entreprises seront peut-être tentées de délocaliser pour retrouver des profits perdus.
Il s’avère donc peu probable qu’une relocalisation importante de l’économie mondiale se produise à court terme pour des raisons écologiques ou d’autonomie économique. Il faudra sans doute plutôt attendre pour cela que les prix des transports augmentent fortement à cause de la hausse des carburants, lorsque le pétrole viendra à manquer.
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