La connexion anti-kûffars
Le terrorisme islamiste s’installe dans notre quotidien. C’est désormais un mal mondial. En guerre contre le monde non islamisé, chrétien, protestant ou judaïque, kuffârs (incroyants ou athées) par essence, adorateur d’un Dieu autre que celui des islamistes, et contre les idéologies et philosophies séculières. Mais en guerre surtout contre le monde musulman laïcisé, semi-laïcisé, ou modernisé, kûffars par leur éloignement du Dieu de l’islam. Rappelons que le terme « kuffârs » (pluriel de kâfir) existe dans la culture musulmane de base et dans le langage usuel de la vie courante. Un terme très usité par les générations arabo-musulmanes précédentes, pieuses ou non pieuses, et par les personnes peu instruites, voire analphabètes. Les kûffars, c’est eux (les non-musulmans), les « croyants », c’est nous (les musulmans).
Autrefois, le terme « kûffars » était employé innocemment, spontanément, dans le quotidien arabo-musulman pour désigner les étrangers ou les non musulmans. Maintenant, employé par les terroristes et par les islamistes, il prend une connotation guerrière, voire meurtrière. Il s’agit de désigner l’ennemi à abattre. Ce dernier, c’est « l’autre », l’occidental. C’est aussi le « nous », les musulmans, comme peuple de traîtrise. Tous relevant de la société « jahilite » (ignorante) définie par Sayed Qotb, comme « toute société qui n’est pas musulmane, de facto, toute société où l’on adore un autre objet que Dieu et lui seul. Ainsi, il nous faut ranger dans cette catégorie l’ensemble des sociétés qui existent de nos jours sur terre ». C’est la doctrine des « Frères musulmans », celle de Hassan Banna, Abdelkader Ouadh, Mustapha Sibaï, Sayyed Qotb, Mawdoudi : les pères de la connexion anti-kuffârs.
Aujourd’hui encore, pour les islamistes terroristes, et même pour les non terroristes, nostalgiques de la « romance » frériste, le kâfirou l’incroyant n’est pas seulement celui qui ne jeûne pas au mois de ramadan, qui ne va pas à la mosquée, qui ne fait pas la prière ou le pèlerinage, c’est surtout celui qui n’est pas régi par la voie de Dieu, qui n’emprunte pas la voie du salafisme, qui n’est pas soumis au Coran et à la chariâ à l’intérieur d’un califat de type impérialiste, comme au 7e siècle. Le sabre est l’ultime châtiment contre de tels mécréants. Entre l’islamiste et le non islamiste, le premier juge, le deuxième est jugé. Le théologien condamne le politique, l’illuminé condamne le citoyen tiède.
Plus flexible, Saint-Augustin admettait au 4e siècle la coexistence des « deux cités », la cité de la terre et la cité de Dieu, vouées à vivre côte à côte jusqu’à la fin des temps. Aucune ne peut l’emporter sur l’autre. Dieu seul est capable, d’après lui, de savoir de laquelle des deux cités chacun relève. Aucun homme n’en est capable. Le terroriste islamiste, daechien ou autre, « tranche », lui, dans le vif : la loi de Dieu chasse la loi politique.
Traiter un homme de « kâfir », quel qu’il soit, c’est comme si on jetait sur lui un sort. Du coup, on fait ici plus que la sorcellerie, qui se contente, elle, de déstabiliser ses cibles par des pratiques magiques. On condamne moralement et péremptoirement un homme ou un peuple. Et en toute logique, on l’élimine physiquement, fût-ce monstrueusement ou par égorgement, comme le font les daechiens. Pire encore, ces derniers s’en vantent, vidéos à l’appui, auprès des réseaux sociaux et de l’opinion mondiale. Conscients d’être les nouveaux missionnaires de la « morale » islamique, venus chasser la corruption, l’incroyance et la dictature.
La chasse aux kuffârs et la volonté de purification religieuse ont enfanté des monstres, une sorte de Léviathan du terrorisme. Le 11 septembre, qui a déjà causé plus de dégâts que la bataille de Pearl Harbour en nombre de victimes, est relégué au musée de l’histoire. Daech est une entité quasi-étatique, une nébuleuse, mais aussi une connexion. Une connexion mieux organisée que les groupes précédents, Frères musulmans ou Talibans, disposant de larges territoires entre deux pays voisins, la Syrie et l’Irak, ayant des « sujets » ou des assujettis, un gouvernement, un parlement, des écoles, des prisons, des juges et des cellules dormantes en éveil dispatchées dans le monde.
Daech est soutenu internationalement, financièrement et militairement, par plusieurs Etats, allant du Golfe persique au monde occidental. Il est un enjeu stratégique, mais qui a fini par échapper à ses propres promoteurs. Il s’est mis à faire son propre jeu « stratégique », contre l’avis de ses commanditaires. Ses guerriers sont multinationaux, pour peu que ce terme ait un sens pour eux.
Aujourd’hui, après la déconfiture de Daech à Alep en Syrie, et sa mort annoncée en Irak à Moussoul, ses guerriers vont se transfigurer en « ambassadeurs » de Daech dans leurs propres pays. Ils vont renforcer les armées de réserve des cellules dormantes, continuant la guerre jihadiste par d’autres moyens. D’autant plus que leur « calife » Al-Baghdadi vient de les inviter par une « fatwa » à rentrer dans leurs pays d’origine pour continuer la lutte. Ils vont redevenir ce que les terroristes islamistes ont toujours été, avant comme après les Talibans : une connexion anti-kuffârs. Leurs pays d’origine s’inquiètent à juste titre de leur retour probable. La terreur risque de continuer, les attentats aussi.
Cela montre bien, pour leurs pays d’origine, comme pour leurs pays d’adoption, qu’il n’est plus possible de séparer sécurité nationale et sécurité internationale. Les Etats, occidentaux ou arabes, ne peuvent plus traiter le phénomène islamiste daechien de manière autonome à l’intérieur de leurs frontières. Souvent, l’attentat se prépare dans trois ou quatre pays en même temps, comme le prouvent les renseignements sur les attentats de Berlin, d’Istanbul, de Bataclan, de Bruxelles, de Sousse ou Ben Guerdane. Il faut savoir que les frontières n’ont jamais arrêté ou dissuadé les terroristes islamistes. Les cellules dormantes sont là pour les accueillir avec bienveillance. Il s’agit d’une connexion insaisissable. Daech est en train d’être battu militairement, parce qu’il a voulu jouer à la guerre contre les Etats. Toutefois, en tant que connexion, il sera difficile à contrôler. Il importe alors de le traiter internationalement en tant que connexion, par une coopération sécuritaire intense. Chose que les Etats, de plus en plus en conscients, sont en train de faire. Mais il y a encore des failles habilement percées par Daech. Une connexion est invisible et éclatée, un Etat est un socle bien assis et bien visible.
Les daechiens ne s’avoueront pas vaincus. Ils livreront un combat à mort. Ils ont la certitude que leur sacrifice sera récompensé dans l’au-delà. Ils se veulent « jihadistes », un terme noble devenu détestable par les temps qui courent. C’est « eux » ou « nous », leur Dieu et leur sabre ou notre démocratie et notre liberté. Ils ne peuvent vivre pacifiquement avec nous, les humains, les « faibles ». Ils n’ignorent pas que tant les démocraties que les dictatures arabes sont fragiles. Ils se nourrissent des largesses des démocraties et de la culture libérale dans le sens large du terme, qui leur tendent les bras. Les démocraties tolèrent en leur sein le libre exercice du culte musulman dans les mosquées où ils tiennent des « meetings » quotidiens, les librairies islamiques et salafistes, les jardins d’enfants et écoles salafistes, les associations de « bienfaisance », les réseaux sociaux et internet. Ils participent même dans les foires internationales en proposant des tarifs préférentiels pour leurs vulgates, en profitant de l’universalisme culturel prôné par des démocraties mondialisées.
Autant il est possible de lutter contre cette connexion sur le plan sécuritaire et frontalier, autant il est difficile de lutter contre elle sur le plan idéologique, politique ou financier. Il faudrait certes lutter contre elle par l’urgence, par nécessité. Mais, comme cela ne suffit pas, il faudrait aussi la traiter sur le fond par des politiques publiques et des stratégies à long terme. Or, s’il y a eu jusqu’à présent des stratégies nationales, bilatérales (Tunisie-Algérie) ou régionales (UE), il n’y a pas encore de stratégie typiquement internationale ou mondiale.
Par ailleurs, un pays comme la Tunisie, en apprentissage démocratique, vit un dilemme dans la lutte contre le terrorisme daechien. D’un côté, le gouvernement doit condamner ce fléau et être ferme avec lui sur le plan sécuritaire et répressif ; mais, d’un autre côté, il doit continuer à faire des efforts pour intégrer les islamistes politiques « nationaux », d’Ennahdha, dans le processus politique, institutionnel et démocratique. Eux, qui ont fait des compromis au dialogue national, qui ont donné des signes de révision stratégique et doctrinale, et qui sont dans le gouvernement d’union nationale. Ce qui n’est pas facile, car le gouvernement et Ennahdha vivent tous les deux dans l’ambiguïté.
Les dirigeants d’Ennahdha font des déclarations très compréhensives, voire mielleuses à propos du retour des daechiens tunisiens (ils sont, disent-ils, malades, ils ont été induits en erreur, ils doivent reconnaitre leurs torts, et dans ce cas leur pardonner, car l’islam aime le pardon). Mais l’opinion est intraitable à ce sujet. Outre qu’elle s’oppose à leur retour, qui va sans doute avoir lieu de manière progressive, elle suspecte ce parti, notamment après les assassinats politiques des leaders de gauche en 2013,d’avoir quelques complicités avec la connexion, comme avec les réseaux de recrutement des « jihadistes » tunisiens en Syrie à travers les mosquées du pays et les cellules dormantes.
L’islamisme lui-même reste une connexion anti-kuffârs avec plusieurs tentacules: une voie modérée et politique ; une voie radicale salafiste ; et une voie guerrière, terroriste, plus monstrueuse.
Hatem M'rad