L’Irak en quête d’une « irakicité » introuvable
L’Irak est un Etat fragmenté et déchiré entre plusieurs confessions et factions. Parviendra-t-il un jour à créer une véritable nation, comme le souhaitent les jeunes manifestants d’aujourd’hui, rejetant à la fois la classe politique dans son ensemble et le régime ?
L’état de décomposition est-il inscrit dans les gênes de l’Etat irakien ? Il faut le croire. En tout cas, il ne transparaît de son histoire, de sa géopolitique, de sa culture, de ses confessions, comme de la politique des temps présents, aucune lueur unificatrice ou quelconque espoir de réconciliation, en dépit des manifestations massives récentes des jeunes réclamant un nouvel Etat, voire un nouvel esprit : une « irakicité », une nation introuvable transperçant toutes les identités confessionnelles.
Territoire faisant longtemps partie de l’empire ottoman, l’Irak fut occupé par le Royaume-Uni après la Première Guerre mondiale, puis placé sous un régime de mandat de la Société des Nations. A la suite d’une violente révolte, le Royaume d’Irak est proclamé en 1921, et la pleine indépendance en 1932. Ainsi, l’Etat irakien aura cent ans dans deux ans. La monarchie se maintient jusqu’en 1958, date à partir de laquelle plusieurs coups d’Etat vont avoir lieu. Devenu influent, le régime bâathiste, fondé en 1960, permet à Saddam Hussein d’accéder au pouvoir en 1979. L’Etat est déchiré entre des influences contradictoires, occidentales, antioccidentales ou régionales. Il a d’ailleurs pour voisins des pays aussi ambitieux sur le plan régional que la Turquie, l’Iran, le Koweït, l’Arabie saoudite et la Syrie. Il est sous influence de la Russie et reste surveillé étroitement par les Etats-Unis et Israël. Sans oublier qu’il détient les quatrièmes plus grandes réserves de pétrole et qu’il est membre de l’OPEP. Le pays va connaître trois guerres sanglantes et des répressions féroces, dont celles des Kurdes et des chiites et plus de dix ans d’embargo. Le régime bâathiste est aboli à la suite de l’occupation de l’Irak par la coalition internationale menée par les Etats-Unis en 2003. Depuis cette invasion et la mise sous tutelle du pays par la coalition, les Kurdes ont obtenu l’autonomie d’une région au nord de l’Irak, la laïcité a disparu et la politique n’a plus cessé d’être malmenée par des affrontements confessionnels, causant la fuite des minorités chrétiennes. En tout cas, si la croisade américaine avait deux objectifs, la démocratisation et la sécurisation contre le terrorisme, elle n’a réalisé ni l’un ni l’autre. L’opération hasardeuse bushienne a même crée le chaos, ravivé le terrorisme, fait émerger la domination chiite, consolidé l’autonomie kurde et assuré la présence policière « américaine » au Proche-Orient. En guise de transition démocratique, l’Irak a eu la guerre civile, le terrorisme et le confessionnalisme. On a aiguisé la méfiance des sunnites par rapport aux chiites, les voisins de l’Irak sont devenus réticents au séparatisme kurde, et les Etats en conflit avec les Etats-Unis, comme l’Iran et la Syrie, ont commencé à influencer le jeu irakien en leur faveur. Pire encore, depuis l’effondrement du bâthisme, l’Irak est devenu la base du jihadisme transnational, le siège des Talibans, puis le lieu de naissance et d’agitation de Daech.
Pour réduire les tentatives schismatiques, un effort de partage a eu lieu entre les trois principales communautés, sur le modèle libanais : le président de la République est kurde, le Premier ministre est chiite (actuellement, le gouvernement est dirigé par Adel Abdel-Mehdi, se trouvant à la tête d’une coalition dominée par les chiites) et le président du Parlement sunnite. On a collé à chacune de ces personnes deux adjoints appartenant aux deux autres communautés, supposés surveiller les confessions rivales desquelles se réclament ces représentants. Une suspicion malvenue, incapable de susciter la confiance dans le régime. Par ailleurs, l’Etat subit l’influence déterminante de deux personnalités religieuses issues de la communauté chiite, une communauté démographiquement majoritaire, devenue dominante depuis la fin de Saddam : l’ayatollah Ali-Sistani et Moqtada al-Sadr.
Mais la question définitive du partage du pouvoir ou de sa légitimité n’est pas pour autant réglée définitivement faute d’un accord profond. Le soulèvement actuel en Irak, loin de signifier une quelconque note d’espoir, dénote plutôt d’un profond désespoir des jeunes quant à la capacité du régime à s’auto-réformer, tant il est gangréné par une crise économique et une corruption endémique. Des jeunes diplômés et chômeurs qui osent affronter sans crainte les balles réelles tirées par les snipers d’un pouvoir sanguinaire, qui n’ose pas se remettre en cause, ni proposer des solutions profondes. L’Irak est classé parmi les pays les plus corrompus. Il occupe le 168e rang sur 180 pays, selon le classement de Transparency International. D’après le FMI, la dette irakienne atteindra un pic de 138 milliards de dollars (123,54 milliards d’euros) en 2020, année durant laquelle l’Irak ne sera plus en mesure de réaliser des projets de développement et de modernisation. La quatrième réserve pétrolière du monde voit ses deniers publics gaspillés par la corruption, l’enrichissement des partis et de leurs réseaux économiques, l’aisance de la classe politique, toutes confessions confondues, la croissance exponentielle des milices, et des factions armées, qui rôdent autour des cercles du pouvoir politique et des religieux. Tous pilleurs des richesses nationales. Sachant que les religieux sont au cœur de la corruption, en contrôlant les ministères et les dépenses publics pour leur compte, des jeunes chiites ont lancé quelques jours après les manifestations d’octobre, le hashtag « la marja’iyya ne me représente pas », un slogan très embarrassant pour des autorités religieuses ne badinant pas avec la tradition.
L’Irak est un pays jeune, composé d’une jeunesse dynamique. La proportion des jeunes de 15-30 ans augmente en proportion du déclin des personnes âgées. Plus de 80% de ces jeunes sont en chômage, vivent une misère quotidienne et restent sans perspectives d’avenir. D’où l’accroissement sensible du taux de suicide (275 jeunes suicidés en 2019), outre les 300 tués lors des manifestations depuis le mois dernier. Beaucoup de jeunes kurdes désœuvrés et désespérés, férus de réseaux sociaux, qui ont déjà lancé des appels de boycott des élections de 2018, ne connaissant pas l’arabe (le coran n’est pas traduit en kurde),ont rejoint les partisans de Daech à travers les réseaux sociaux, en participant à des meurtres et attentats.
Aujourd’hui, les jeunes irakiens de tous bords et les élites réclament un véritable Etat irakien qui soit assis sur une nation irakienne, ainsi que le rejet du confessionnalisme. Ce vouloir vivre collectif ne semble pas séduire une classe politique multiconfessionnelle, laïque et religieuse, très fortunée, parasitant tous les leviers de l’Etat, confondant dépenses publiques et dépenses privées, qui n’a aucun intérêt à l’irakisation du pays, comme c’est le cas du Liban. Il est vrai qu’une nation se construit dans l’histoire, dans la durée, dans les faits, notamment après un siècle de déchirement et de fragmentation. L’ombre de la Mésopotamie, du « pays des deux fleuves » (bilâdar-râfidayn) berceau des grandes civilisations, si elle ravive l’imagination et l’émotion des populations, ne suffit pas à édifier une nation. Un tel vœu suppose un volontarisme politique, une réconciliation profonde, un consensus politique négocié de bout en bout dans une transition démocratique, en dehors de toute immixtion étrangère, entre les trois communautés sunnites, chiites et kurdes, réconciliées elles-mêmes de l’intérieur, acceptant de jouer un rôle politique et non confessionnel, de liquider la corruption, de monopoliser la force publique, de distribuer équitablement les richesses du pays, de concevoir un fédéralisme approprié (qui a échoué jusqu’à présent).
On a supposé que les jeunes d’aujourd’hui ont des attitudes communes, une culture des réseaux sociaux qui les rapproche les uns les autres, en dehors de leurs sphères confessionnelles. Mais les réseaux sociaux et Facebook n’ont pas d’histoire pour les irakiens, alors que les confessions qui alimentent les haines et les conflits en ont une. Le sociologue irakien, Adel Bakawan n’a pas tort quand il a parlé de L’impossible Etat irakien, titre de son livre récent. Pour lui, « l’Irak, Etat sans nation politique, pays des nations (Arabes, Kurdes) sans Etat propre, figure au Moyen-Orient parmi les premiers Etats candidats à la décomposition, à la désagrégation et à la disparition, dès que le système international ou le système régional ou même les deux le permettront ». Un pessimisme qui est loin d’être fictif pour l’instant, en dépit des vœux sincères de nationalisation d’un pays dénationalisé.