L’armée ou la démocratie, les Algériens doivent choisir
Même si l’armée algérienne a fait un pas en arrière sous la poussée des manifestants, et même si le peuple algérien a réussi à déloger un président indésirable, l’ombre de l’armée plane toujours sur le système politique. Entre la démocratie et l’armée, les Algériens devraient choisir.
Les Algériens aspirent aujourd’hui à un changement radical du système, après la mise à l’écart du président Bouteflika. Seulement, ils réclament la démocratie dans un pays où l’armée est le faiseur des rois, où elle gouverne sans gouverner. L’institution la plus à convaincre pour le peuple n’est à l’évidence pas le président de la République ou le pouvoir civil, mais l’armée même, entre les mains desquelles se trouve le sort du pays en temps normal, comme en temps de crise. On ne peut vouloir à la fois la démocratie, le changement de système, tout en gardant la suprématie de l’armée intacte sur le reste des institutions civiles. Ce serait une démocratie estropiée, ou un changement sans changement.
La résistance au pouvoir est certes une forme de liberté, les manifestants le démontrent tous les jours, non sans éclat. Mais, si en toute logique l'échec d’un système politique est imputable à celui qui exerce le véritable pouvoir, c'est moins le président Bouteflika que l'armée qui doit «partir immédiatement». Le président s’est ,lui, transfiguré en marionnette de l’armée et des différents clans. Pour l’instant, les chefs militaires feignent d’être à l’écoute du peuple algérien et de prendre fait et cause en sa faveur, parce qu’ils tentent de préserver leur propre sort et le statut de l’armée. Il est vrai que le chef de l’État-major, Ahmed Gaid Salah, ancien maquisard, qui a, il est vrai, pris lui aussi de l’âge, a la réputation d’être un homme consensuel, est peu politisé, et voulait, avec le président Bouteflika, rajeunir l’armée nationale. Mais le système a ses limites et ses pesanteurs.
Dans l’opinion commune, d’ailleurs, le système politique algérien se confond avec l’armée. La situation est en réalité plus complexe. Il faut savoir qu’en Algérie, la légitimité, l’autorité et l’influence de l’armée dans la vie politique proviennent de plusieurs sources. Elles proviennent d’abord de la guerre de libération nationale, qui fût une véritable lutte armée dans laquelle l’armée était l’acteur principal ; ensuite, du fait que, c’est bien l’armée nationale, contrairement aux autres pays arabes, qui a crée historiquement le premier Etat algérien, dans le sens moderne du terme ; enfin, de l’emprise exceptionnelle de l’armée sur le système politique et institutionnel algérien durant les douze années de guerre civile entre 1992 et 1999, une période qui a indubitablement favorisé une tutelle croissante sur le système politique.
Cela dit, même si l’armée a gardé jusqu’à aujourd’hui une influence considérable sur le système politique, on ne peut identifier pour autant le régime algérien à un régime typiquement militaire. Le régime militaire est un régime politique établi par l’armée à la suite d’un coup d’Etat, et où les chefs militaires gouvernent directement, conservent la direction des affaires publiques et établissent une dictature en organisant la nation sur le modèle militaire (Lexique de politique). Or, à part la phase de l’indépendance et celle, exceptionnelle, des douze années de guerre civile, les militaires algériens ne gouvernent pas directement. Le pouvoir est entre les mains des civils et non des militaires. L’armée maintient plutôt un contrôle, une influence sur le système, plus ou moins important selon la personnalité du titulaire du pouvoir politique et des chefs militaires d’en face. Même à la suite du coup d’Etat de Houari Boumediene en 1965, qui était le ministre de la défense, le régime était mi-militaire, mi-civil. Lors même que le président algérien est d’origine militaire, il prend une fois élu le costume civil, et le gouvernement qu’il désigne est aussi de type civil. En fait, le premier véritable président civil n’est autre que Bouteflika, mais, lui aussi, devait composer avec le système des hussards.
L’armée algérienne ne gouverne d’autant pas directement qu’elle ne s’identifie pas à une doctrine politique déterminée, elle affiche sa neutralité par rapport au pouvoir politique. Ses principes sont vagues et très larges. C’est une armée nationaliste, tout comme le FLN, laïque, qui n’admet pas le pluralisme politique, qui porte l’héritage de la guerre de libération, qui refuse l’islamisation du pays, et qui a une attitude rigide et non réconciliatrice sur la question du Polisario vis-à-vis du Maroc.
Mais l’armée algérienne n’est pas une entité abstraite, des clivages ont toujours existé en son sein. L’armée nationale est elle-même issue de deux corps séparés : les maquisards de l’intérieur, dont sont issus la plupart des « Moujahidines », et l’Armée des frontières (ceux qui étaient basés en Tunisie et au Maroc), appelée DAF, « déserteurs de l’armée française ». Ce clivage n’a jamais disparu, et apparait souvent lors des choix politiques, des élections présidentielles, et des nominations clés. Les premiers croient toujours qu’ils sont plus légitimes que les seconds, suspectés de quelque « traîtrise ». Il y a également des clivages sur la politique vis-à-vis des islamistes entre « dialoguistes » (comme Liamine Zeroual et Mohamed Betchine, et aussi Bouteflika) et les « éradicateurs ». Il y a également un clivage entre générations d’officiers. Les anciens sont francophones, ont une culture politique plurielle et une légitimité historique ; les nouvelles générations ont un itinéraire différent. Ils sont arabophones, une formation académique nouvelle, issue des instituts de défense, certains d’entre eux ont fait des études et stages aux Etats-Unis, d’autres en Russie. Sans oublier le tout puissant DRS (Département du Renseignement et de la sécurité), qui se différencie des autres structures arabes proches, en ce qu’il est extrêmement centralisé et dispose de larges attributions. Il est en quelque sorte le versant politique de l’armée, même s’il est autonome par rapport à elle. Le DRS a le « mérite » de contrôler la gestion de la rente pétrolière, d’en profiter généreusement, tout en faisant profiter les « amis » politiques peu ingénus. Et ce n’est pas un hasard si le président Bouteflika l’a mis sous sa coupe, sans doute sous l’instigation du clan familial et amical de ce dernier.
C’est vrai qu’on a vu des scènes lyriques dans les manifestations des Algériens, comme la fraternisation avec l’armée. Des scènes qu’on a vu ailleurs, en Tunisie, en Egypte et en Syrie. Près de 70% de l’armée algérienne sont des circonscrits qui doivent servir pendant 18 mois. Les soldats sont donc peu disposés à réprimer leurs « frères ». Mais cette fraternisation ne signifie rien du tout en Algérie, comme dans ces pays arabes. Les Etats-majors, qui commandent les soldats, sont toujours prêts à modifier l’ordre des choses. C’est vrai également que l’armée est pour l’instant sensible au caractère pacifique des manifestants qu’elle a soutenu contre Bouteflika. Mais tant que l’armée reste la clé du système, l’espoir démocratique des Algériens risque de partir en fumée. Que va faire l’armée le jour où ses dirigeants, l’entourage de Gaid Salah, les hommes d’affaires et les hommes politiques qui leur sont liés, seront persécutés ou accusés de corruption ou d’abus politique ou seront même considérés comme des boucs émissaires de l’ancien régime, et c’est déjà le cas? Le clan Bouteflika peut toujours être tenté d’encourager le chaos pour contraindre l’armée à intervenir en limitant le mouvement populaire. Si la situation dégénère, l’armée pourra sortir ostensiblement, cette fois-ci, des casernes (à supposer qu’elle y était à l’intérieur) et établir l’état d’urgence, de crainte que le clan Bouteflika tente de revenir au pouvoir et de déstabiliser le pays. N’oublions pas que l’armée, hantée par le chaos, est déjà intervenue en 1992 pour interrompre le processus électoral favorable aux islamistes, et surtout pour contraindre le président Chadli, soupçonné de faiblesse, sinon de complicité avec les islamistes, à démissionner. N’est-ce pas un coup d’Etat déguisé, comme celui qu’elle a exécuté aujourd’hui à l’égard du président Bouteflika ? Peut-on encore croire à cette armée ?
La démocratie tant espérée par les Algériens sera difficilement réalisable avec une armée qui gouverne, même indirectement ou en coulisses. Jusque-là, c’est l’armée qui décide des conflits et des crises. La démocratie suppose, elle, que ce soit le peuple qui décide entre des choix multiples qui s’offrent à lui. Elle suppose ensuite que le gouvernement soit civil de bout en bout. L’armée comme institution est une menace permanente à la vie civile et démocratique. Tout au plus pourrait-elle arbitrer ou accompagner la transition dans un processus démocratique, pour se retirer aussitôt. C’est cela la véritable révolution à faire en Algérie, et qui suppose une nouvelle culture : la croyance dans la nécessité d’une armée neutre, qui n’intervient plus dans la politique ou dans le gouvernement civil. Il s’agit en somme de désarmer l’Etat algérien pour qu’il ne soit plus, comme le dit Flavien Bourrat, « un Etat dans l’Etat ». Seul le peuple est en mesure de le faire, les clans et les partis n’y peuvent rien. L’armée ne croit qu’aux rapports de force. L’occasion est propice, car sa force est ébréchée, à défaut d’être brisée.