Point de vue – Inéducation, pandémie et « l’animal asocial »
Un des facteurs de propagation du covid-19, du moins lorsque le gouvernement ordonne un certain protocole, semble être l’inéducation des citoyens. Affranchi de toute contrainte, peu discipliné, l’homme devient un animal asocial, indifférent au sort d’autrui. C’est le cas en Tunisie.
Les philosophes n’ont cessé de vanter les mérites de l’homme, de son intelligence par rapport aux créatures animales. Etre de raison, il sait d’instinct qu’il a besoin des autres, de la société, pour vivre, être sécurisé et retrouver grâce à ce collectif, une harmonie collective et des valeurs communes. Les sociologues et les politologues nous parlent longuement de la socialisation de l’homme par les institutions sociales et politiques (Etat, famille, école, médias, religion). C’est ce processus par lequel les normes sociales sont assimilées et intériorisées et intégrées à la personnalité de tout un chacun. La personne socialisée « appartient » ainsi à son milieu. Elle partage avec son groupe beaucoup d’opinions, de valeurs, de goûts, dans la vie sociale comme sur le plan politique.
Des réformateurs et fuqaha arabo-musulmans ont également, avant comme après l’époque de la nahdha, insisté sur la réforme de l’éducation, jadis entre les mains des théologiens, pour combattre préjugés, tradition et despotisme qui sévissaient dans le monde arabe et tenté de frayer la voie du progrès, de la civilisation et de la liberté.
Les philosophes occidentaux de l’Education
Toutefois, dire que l’homme est un « animal social » ou politique (Aristote) ou un homme apte à la socialisation et à l’intégration sociale suppose que l’homme soit éduqué, discipliné et instruit. Les penseurs ne l’ignoraient pas. La socialisation se fait surtout par une bonne éducation. L’« Académie » est une école philosophique créée par Platon dès le IVe siècle av. J-C, et dans laquelle il donnait des cours, tout comme Aristote. Institution où on enseignait le Bien et la Vertu aux jeunes. John Locke a écrit des Pensées sur l’Education au XVIIe siècle, un livre dans lequel il affirmait que l’esprit de l’enfant est un tabula rasa ou une « page blanche » qui ne contenait pas d’idées innées. Il expliquait comment éduquer l’esprit en utilisant trois méthodes distinctes : le développement d’un corps sain, la formation d’un caractère vertueux et le choix d’un programme d’études approprié. Dans L’Emile ou de l’Education (1762), Rousseau tente de faire d’un jeune homme imaginaire, Emile, un élève modèle. Ce jeune doit alors être mis entre les mains de son précepteur dès le berceau et n’en sortir, d’après lui, que pour se marier, tant l’Education est fondamentale à l’amélioration de l’espèce. Les cinq livres du Traité de Rousseau correspondent aux différentes périodes de son éducation. Dans la première éducation (de 2 à 12 ans), on n’enseignera ni la vertu, ni la vérité, mais on se préoccupera d’extirper « le cœur du vice et l’esprit de l’erreur » ; lors de la deuxième éducation (de 12 à 15 ans), on passera de la loi de nécessité à celle de l’utilité. Il ne s’agit plus « de savoir ce qui est, mais seulement ce qui est utile ». On excitera alors sa curiosité face aux phénomènes de la nature ; dans la troisième éducation (de 15 à 20 ans), on tentera de diriger la sensibilité du jeune, lui inspirer l’amour et la pratique des vertus sociales, puisqu’il a l’âge d’entrer maintenant en société.
Dans ses Réflexions sur l’éducation, Kant, qui s’est aussi inspiré ici de Rousseau, et qui va sans doute plus au fond des choses, parlera à son tour de l’homme comme « la seule créature qui doit être éduquée ». Ce n’est pas un hasard pour le seul philosophe des Lumières en temps de Révolution. Il insiste sur la vertu civilisatrice de l’éducation. Il en fait dépendre la finalité humaine elle-même. « L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est que ce que l’éducation fait de lui. L’homme n’est éduqué que par des hommes et par des hommes qui ont également été éduqués. C’est pourquoi le manque de discipline et d’instruction que l’on remarque chez quelques hommes fait de ceux-ci de mauvais éducateurs pour les élèves ». Comme l’éducation est un art, d’après lui, elle s’organise autour de quatre dimensions : « Être discipliné » (pour dompter la sauvagerie), « Être cultivé » (développer l’habileté), la « civilisation » (développer l’adaptation et la prudence) et « la moralisation » (aptitude à choisir des fins bonnes).
Penseurs tunisiens sur l’Education
Certains penseurs arabo-musulmans et tunisiens ont également laissé des traces dans l’histoire de la Tunisie sur le plan du réformisme éducatif moderne. Il s’agit d’Ibn Khaldoun dont les idées éducatives sont incluses dans sa célèbre Muqaddima ; du projet de réformisme éducatif de cheikh M. Tahar Ben Achour, exposé dans son livre Alaysa al-sobh bi karîb ? (1967) ; des idées de Tahar Haddad relatives surtout à la réforme de l’enseignement zeitounien traditionnel, qui ont été exprimées dans un document intitulé Al-t’alim al- islâmi wa harakit al- islâh fi jâm’a al-zeitouna. Il en va de même de cheikh Mohamed Lakhdhar Hassine, devenu par la suite cheikh al Azhar, lorsqu’il s’est exilé au Chem pour fuir la persécution. Ce cheikh a défendu dans plusieurs de ses écrits des idées réformistes sur l’éducation, tout en s’inspirant d’Ibn Khaldoun. Au début du XXe siècle, Taha Hussein, en Egypte, est probablement celui qui a défendu avec le plus de vigueur la rationalité et la liberté de l’éducation. Dans son livre L’avenir de la culture en Egypte, publié à la fin des années 1930, il appelle à la généralisation de l’éducation à toutes les classes sociales, ainsi qu’à sa démocratisation. Education nécessaire et utile, d’après lui, à la vie politique même. La Tunisie a connu après l’indépendance deux grands projets éducatifs avec l’homme de Lettres Mahmoud Messaâdi, puis avec le professeur de droit et militant des droits de l’homme, Mohamed Charfi.
Pourquoi en temps de pandémie, tous ces efforts éducatifs philosophiques et politiques paraissent vains dans certains pays laxistes, dans le monde arabe, et notamment en Tunisie ? Est-ce que, pour la Tunisie, la question de l’insuffisance des moyens, du délabrement des hôpitaux, de l’hygiène et de l’environnement est suffisante, à elle seule, à expliquer une telle propagation du virus ? S’explique-t-elle en grande partie par l’ouverture des aéroports, nécessaire à l’oxygénation de l’économie ? Ou par l’anarchie post-révolution ? Ou par l’inconscient collectif ? Il y a certainement un peu de tout cela. J’ai tendance à croire que l’éducation inappropriée ou l’inéducation d’une grande partie de la population explique aussi cette propagation malsaine du covid-19 dans toutes les régions du pays. L’éducation est discipline et instruction. L’instruction formelle est un fait certes, sans être approfondie, actualisée ou modernisée. Elle est tantôt tributaire à cette sur-modernité, non intériorisée culturellement, des réseaux sociaux, qui ont une connotation émotionnelle et euphorique, voire malsaine ; tantôt redevable aux préjugés ancestraux de la tradition islamique. Mais l’indiscipline reste dans tous les cas une réalité brutale. Elle est plus accentuée dans les régions déshéritées et dans les quartiers populaires des villes que dans les autres endroits. Mais elle est générale et tentaculaire.
L’asocialité de l’homme tunisien
L’observation de l’homme, de l’homme tunisien en particulier, en temps de pandémie est déroutante quant à la « socialité » ou à la rationalité, voire à la finalité humaine elle-même de cet homme. Moins cartésien que ses semblables occidentaux, il est plus instinctif, plus passionné, plus communautaire, plus imperméable à l’ordre, à la loi, au civisme, à l’altruisme que ces derniers. Les gestes barrières et les masques sont le fait d’une minorité plus ou moins éduquée, pas de la masse qui refuse cette insignifiance non virile et tremblante. Les autorités sanitaires recommandent de covivre avec le covid, pour que le pays et l’économie ne soient pas en arrêt, les populations n’y adhèrent pas, par défaut d’autodiscipline. On n’a pas besoin de faire des fêtes, d’aller en discothèque, d’organiser des cérémonies de mariage, même si l’ouverture des écoles et universités semble difficile à gérer, malgré toutes les précautions. Rien n’y fait. Le retour du covid est ravageur.
Si un homme consent à mettre en péril ses semblables, c’est qu’il y a un déficit flagrant de l’état de l’éducation dans le pays, pour les générations actuelles et précédentes, comme pour leurs parents, éducateurs précédents et actuels. Car, l’homme est éduqué par des hommes qui sont censés être également éduqués par d’autres hommes. Alors, si un maillon de la chaîne générationnelle est arrêté, cela risque de déteindre sur tout le système ou circuit éducationnel. L’éducation est une discipline avant d’être une culture. La discipline est pour Kant « l’acte par lequel on dépouille l’homme de son animalité, en revanche l’instruction est la partie positive de l’éducation » (Réflexions sur l’Education). L’animalité en société est encore persistante, à supposer qu’on ait la possibilité de s’en défaire totalement.
Indiscipline et inéducation
De la discipline, il n’y en a point en Tunisie, en temps normal comme en temps de pandémie, sous la dictature comme en transition démocratique. Comme d’ailleurs dans le reste du monde arabo-musulman, et à des degrés différents. La pandémie fait des ravages là où le virus est plus virulent (Italie, Espagne), là où la politique sanitaire est trop laxiste (Etats-Unis, Argentine), là où elle n’est pas adaptée à la spécificité du pays (esprit insulaire des Anglais), là où les citoyens sont viscéralement ou culturellement réfractaires à l’ordre et à la loi (Tunisie). L’ordre est censé contenir en lui-même, du moins en démocratie, mais pas toujours, un message rationnel, logique, s’adressant à une intelligence minimale structurée, à une éducation confirmée dans son humanité. La confection d’une loi rationnelle suppose une réception par une tête elle-même structurée et rationnelle.
Les vestiges de l’inéducation, facteur d’ailleurs d’acculturation démocratique, sont encore puissants en Tunisie. Le social est asocial. Le social s’adapte même à l’asocial jusqu’à se laisser engloutir par lui. Si en société, l’homme est encore un être asocial, en dépit de la socialisation politique apparente, c’est que l’éducation n’a pas atteint « une bonne finalité ». On révoque ici le concept de « perfection » en matière éducative, inexistant dans l’expérience, autant qu’on doit admettre celui de « civilisation », incluant lui-même plusieurs stades. L’égoïsme ou le non-altruisme sont des défauts majeurs de l’asocialité du social. Sur les dix milles cas environ de covid en Tunisie aujourd’hui, il est probable que deux tiers s’expliquent par l’inéducation d’une éducation tant vantée depuis l’indépendance.
La discipline est un résultat. Intériorisée par l’éducation, elle doit inviter l’homme à l’obéissance, à la prudence. L’obéissance, on le sait, n’est ni innée, ni spontanée, c’est la liberté sauvage qui l’est. L’enfant a tendance à imiter ses parents, ses premiers éducateurs. Cela suppose qu’ils soient eux-mêmes éduqués. Les parents donnent le premier exemple, suivis par l’instituteur, puis les différents enseignants dans les différents cycles, puis par l’autorité, puis tous les autres médiateurs rencontrés, jusqu’à ce qu’on arrive au stade de la moralisation, chère à Kant : « L’homme ne doit pas simplement être apte à toutes sortes de fins, mais il doit acquérir une disposition (Gesinnung) à ne choisir que des fins bonnes ». Il parviendra à la civilisation lorsqu’il saura rejeter justement les fins moins bonnes : désobéissance, indiscipline, imprudence, incivilité, non altruisme, refus des gestes barrières en temps de pandémie.