Point de vue. Incohérences des esprits
La cohérence d’esprit des hommes et des groupes n’est pas la chose la mieux partagée dans le monde, comme le montrent les crises internationales récentes.
La cohérence d’esprit n’est pas seulement le fait pour une personne de faire coïncider sa démarche théorique avec sa démarche pratique, elle consiste aussi à juger ou évaluer de manière semblable et selon les mêmes canons, mêmes logiques, principes et valeurs, des situations proches, historiques, sociales ou politiques.
Il est vrai que la cohérence intellectuelle et la logique politique ne sont pas les choses les mieux partagées dans ce monde. Ni du côté des Occidentaux, habituellement considérés pourtant comme des peuples rationnels, scientifiques, nuancés et précis, adeptes de la complexité ; ni du côté des Tunisiens, identifiés au peuple arabe, lequel est par nature instinctif, passionné et affectif. Si les premiers ne rationalisent plus, se crispent et redeviennent identitaires, à la mesure de leurs problèmes internes; les seconds, restent ce qu’ils ont toujours été, et pires en cas de crise (interne ou internationale), en dépit de la parenthèse démocratique, qui n’a pas suffi à rationaliser les états d’âme. Le peuple tunisien, comme plusieurs peuples arabes, a tendance à juger moralement la politique et à condamner péremptoirement par l’affect au lieu de tenter de comprendre les faits, les vérités et les valeurs, en entrant dans la complexité des choses. Faut-il croire que les hommes de raison jugent par le cœur et que les déments peuvent juger par la raison ? André Maurois a bien raison: « L’incohérence n’est pas le monopole des fous : toutes les idées essentielles d’un homme sain sont des constructions irrationnelles » (Les silences du colonel Bramble, 1918).
Beaucoup d’Occidentaux, mais pas tous, défendent des valeurs fondamentales quand il s’agit des Ukrainiens, victimes de l’agression des Russes et de Poutine, mais en même temps tournent délibérément le dos à ces mêmes valeurs qui, du coup et comme par miracle, perdent de leurs valeurs aussitôt que la question porte sur les droits et libertés des Palestiniens. Peuple, faut-il le signaler, agressé depuis plus de 70 ans par le colonisateur israélien. En somme, des valeurs orientées sélectivement selon les besoins de la cause. La solidarité judéo-chrétienne et la proximité géographique autorisent certainement la subdivision des valeurs universelles, voire leur désintégration politique circonstancielle. Depuis 70 ans, les élites et les médias occidentaux ont décrété que les Palestiniens, ou même les Arabes, étaient des terroristes alors qu’Israël est une démocratie parlementaire sainte, un Etat de droit, connaissant l’alternance au pouvoir, qui a déjà jugé judiciairement ses propres dirigeants ou leur a fait perdre leurs majorités, occultant terriblement l’autre face, celle du colonisateur impénitent, exerçant son pouvoir dans le déni des valeurs, celle du dernier colonisateur même de la planète, qui désormais est rentré dans le club sélectif des Etats génocidaires.
A leur tour, les Tunisiens défendent les valeurs et les droits fondamentaux, non sans acharnement, quand il s’agit des victimes palestiniennes « frères » et feignent d’ignorer ces mêmes valeurs, les droits fondamentaux et les libertés quand il s’agit des Tunisiens, leurs propres « frères » dans leur propre pays, victimes de l’injustice et du déni par le pouvoir de leur pays, ou encore quand il s’agit des victimes ukrainiennes. Décidément, ces crises ukrainienne et israélo-palestinienne sont très révélatrices du degré ou du tournant ethnique, voire racial, qu’a pris la politique de nos jours, à la faveur de crises mettant face-à-face des belligérants de différentes cultures, religions, et races.
Dans les deux cas exposés plus haut, force est d’admettre que les valeurs se politisent à outrance et que l’affectivité submerge les esprits les plus éclairés, même ceux des élites. C’est un peu « la justice aveugle », sans nuance, sans équité, sans équilibre, qui ne voit que ce qu’elle veut voir, où chaque partie ressort sa propre métaphysique profonde et inconsciente. En somme, des « conflits de Dieu » (M. Weber) à l’échelle des peuples ou des « chocs de civilisation » (S. Huntington) à répétition. La démocratie dite libérale justifie alors tout chez les Occidentaux. On a le droit d’agresser une nation, d’occuper le territoire d’un peuple, d’y commettre un génocide, pour peu qu’on soit une démocratie. Par ailleurs, on a le droit de défendre, même aveuglément, une démocratie (Ukraine) pour peu qu’elle soit agressée par un régime despotique et militairement conquérant (Russie), sans entrer dans la complexité du dossier historique en cause. Mais on ne vole pas au secours des autres démocraties lointaines menacées. Les Israéliens sont des « frères » de religion, les Ukrainiens sont des « voisins » de cœur. Les valeurs sont bien une question d’affectivité et de complicité.
L’Occident incarne le déni des valeurs dans l’esprit des peuples arabes et des Tunisiens. Les valeurs des Occidentaux sont pour eux vouées à l’opprobre pour leur sens de la justice à deux vitesses. Les nationalistes populistes arabes s’en délectent à cœur joie. La démocratie est, pour les peuples arabes, davantage funeste pour ses présupposés occidentaux, que pour sa valeur libérale. Du moins, la démocratie en tant qu’institution et procédure électorale. Car les autres principes et procédés démocratiques, comme la délibération, la recherche de consensus, le droit de s’exprimer, le respect de la majorité, le dialogue, sont, eux, des procédés vieux comme le monde, qui existaient même chez les peuples primitifs, à l’échelle tribale, comme l’a bien vu l’ethnologue Pierre Clastres (La société contre l’Etat, 1974).
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