Gouvernance et néo-libéralisme

 Gouvernance et néo-libéralisme

Photo du logo du Fond monétaire international (FMI) prise à Washington DC.


On a tendance à considérer la gouvernance comme un pur produit du néo-libéralisme, comme une technique de gouvernement ou un art de gestion issue de la Banque mondiale, du FMI, des institutions internationales, des multinationales et des grands Etats libéraux. Tous ces organismes ont constaté l’échec de l’interventionnisme étatique des années 80, à l’époque de Reagan et de Thatcher, et ont voulu y mettre fin de manière non pas voyante par des considérations politiques, mais feutrée, par des procédés institutionnels, pragmatiques, de managérat au sein de l’Etat. Chose de nature à rendre le message beaucoup plus technocratique qu’idéologique ou politique.


La gouvernance paraît alors comme une nouvelle expression de limitation de l’Etat, comme un procédé de contournement « néo-libéral », dit-on, de l’Etat démocratique et interventionniste, rendant compte d’une nouvelle redistribution des richesses et des attributs de l’Etat, à travers des rapports horizontaux entre l’Etat, le marché et la société civile.


Il faut rappeler que, depuis les années 1970 dans le monde anglo-saxon et depuis les années 1990 en Europe, le terme « néo-libéralisme », dénommé aussi « ultralibéralisme » ou « hyperlibéralisme », fait référence à des politiques économiques libérales, réagissant aux idées keynésiennes et d’une façon générale à l’interventionnisme étatique. A partir des années 1970, avec la montée en puissance des pensées de Milton Friedman et de Friedrich Hayek, le néo-libéralisme est présenté comme une technique de gouvernement, une politique économique et sociale étendant l’emprise des mécanismes du marché à l’ensemble de la vie. Pierre Bourdieu, dans un article au « Monde diplomatique » de mars 1998, intitulé « l’essence du néo-libéralisme », considère d’ailleurs que le néo-libéralisme « tend globalement à favoriser la coupure entre l’économie et les réalités sociales ». C’est « un programme de destruction méthodique des collectifs…et de toutes les structures sociales capables de faire obstacle à la logique du marché pur ». Chose contestée par les disciples de Hayek, qui voient le libéralisme comme une priorité donnée à l’action libre des individus contre toute forme d’« emprise », et rejettent les techniques d’intervention des gouvernements sur le marché. Celui-ci relève du seul « ordre spontané ». A vrai dire, Friedman et Hayek ne se sont jamais réclamés du néo-libéralisme, mais seulement du libéralisme. Quoiqu’ils ont essayé d’adapter le libéralisme à l’époque contemporaine, de manière, il est vrai, excessive, proche du libertarisme.


De même, ceux qui fustigent le caractère idéologique ou néo-libéral de la gouvernance considèrent qu’elle affaiblit le politique, qu’elle détourne ou fausse la démocratie, la citoyenneté, les institutions, en remettant en question le contrat politique. L’Etat, avant d’être un appareil administratif de gestion est d’abord l’incarnation du contrat social. A supposer que la gouvernance néo-libérale fasse une large place à l’efficacité par le pragmatisme de ses procédés de gestion, qu’elle confond la légitimité et l’efficacité, elle ne méconnait pas moins la nature du lien politique gouvernants-gouvernés.


En raison de la « marchéisation » et de la « marchandisation » de la société, le citoyen est réduit à être un pur consommateur, un simple client. Le lien commercial se substitue au lien politique démocratique. La gouvernance se sert certes de la société civile, en en faisant un de ses piliers, mais la société civile néo-libérale est un agrégat individualiste de corporations, de lobbies, d’intrus et d’intérêts privés, s’immisçant dans le débat politique. Un débat qui doit rester entre les mains des parlements et des représentants politiques. Une régulation sociale par la société civile, pour se prémunir contre le marché ou contre l’Etat, est un pur mirage. La gouvernance, qui semble être participative, en introduisant la concertation, le compromis et la codécision à l’échelle de l’Etat, provoque au fond, pour ces mêmes critiques, le déclin du social, du vivre-ensemble, par la faute du marché, du désengagement de l’Etat, et du caractère outrancier du néo-libéralisme sur lequel elle se repose.


Ce n’est pas un hasard si la théorie de la gouvernance est sortie des pays anglo-saxons, avant même la mondialisation ou la « marchéisation » planétaire. En GB, tout comme aux E-U, c’est le marché, ce sont les acteurs privés qui ont fait l’Etat, confiné à un rôle d’arbitre, et qui l’ont précédé historiquement. En France ou en Allemagne, au contraire, c’est l’Etat qui a fait la société et qui organise le marché. C’est ce qui fait que les anglo-saxons ne ressentent pas la gouvernance comme étant idéologique ou politique. Car, la problématique de la gouvernance traduit chez eux l’approche utilitaire qui a dominé les sciences sociales américaines. Il s’agit dans tous les cas, d’une conception pragmatique et technocratique des relations sociales. La politique est le produit de l’action, des comportements et des orientations tant rationnels qu’interactifs des membres de la société civile. Pour eux, les pesanteurs idéologiques et culturelles se désagrègent avec le processus de modernisation. Les modalités institutionnelles doivent épouser la forme que revêt l’action des acteurs sociaux. Le pouvoir ne commande plus, il suit le mouvement, il autorégule. C’est un pouvoir soft. La politique ne se réduit pas à l’action des chefs, des partis ou des institutions politiques. Elle ne se réduit pas non plus au schéma wébérien de la contrainte. Elle est le reflet d’un ordre social autorégulé, fonctionnant de lui-même. C’est un libéralisme utilitaire, pragmatique, adapté au marché. Contrat social et contrat entre individus se rejoignent. Légitimité démocratique et quête de l’efficacité managériale tendent à approfondir le consensus et à faire cause commune, tant bien que mal.


D’ailleurs, on peut se poser la question : pourquoi les gouvernés acceptent-ils le contrat social ? N’est-ce pas pour que l’Etat puisse remplir son rôle, et tant qu’il remplit correctement et efficacement son rôle, les citoyens ne le rejettent pas. La politique se définit dans les sciences sociales de type wébérien ou parétien, par l’action. Et l’action relève par essence de l’efficacité, c’est-à-dire des résultats. C’est ce pourquoi les gouvernants sont élus.


Par ailleurs, le lien politique, le contrat social, est fondé en démocratie sur le lien électoral. Le parti qui gagne une élection obtient la majorité, et le gouvernement qui l’incarne obtient une légitimité du fait qu’il a gagné une élection. Il a réussi à l’emporter, c’est une forme d’efficacité. Le lien politique électoral est lui-même de l’ordre de l’efficace. Les dirigeants sont admirés pour leur héroïsme historique ou leur valeur politique qui leur a permis de remporter plusieurs types de batailles, de surpasser les autres. On est encore dans le cadre de l’efficacité, voire de la confusion légitimité-efficacité. Les peuples adhérent aux gouvernements majoritaires lorsqu’ils réussissent dans leur action. C’est encore l’efficacité qui les maintient au pouvoir. Un régime qui s’effondre, devient illégitime. L’Etat failli ne peut être légitime. Inefficace à résoudre les problèmes, les citoyens ont cessé de croire en lui. Le contrat politique n’est plus de mise.


Les Etats faillis sont souvent ou des Etats pauvres ou des Etats interventionnistes, méconnaissant le rôle approprié du marché. Ce marché économique que les critiques du néo-libéralisme redoutent tant, a aussi son contraire : le monopole économique, dressant les finalités humaines à la place des hommes. Une version économique dont on a vu les dérives politiques en régime soviétique. Une politique menant droit au centralisme et à la concentration des richesses entre les mains du pouvoir politique et de la nomenklatura des partis communistes. Le marché a du bon et du mauvais. Personne ne l’accepte totalement, rares sont ceux qui le rejettent totalement. Tout dépend de l’usage, des régulations et des arbitrages qui sont faits par l’Etat. A supposer même qu’un Etat, un peuple quelconque puisse vivre en autarcie ou en dehors de la sphère du marché mondial.


Chevillée au corps de la « marchéisation », la gouvernance a-t-elle pour autant détruit le lien social du vivre-ensemble ? Peut-être. Ce qu’on constate, c’est que la gouvernance a favorisé l’apparition de nouveaux éléments de sociabilité, comme l’indique la prolifération des nouvelles formes de participation citoyenne, dites « non conventionnelles », des modes de délibération permanente, de contractualisation, des nouveaux espaces publics, des consultations publiques. Ces éléments de sociabilité ne sont pas contrariés par les gouvernements, libéraux ou interventionnistes, qui trouvent dans les compromis et les négociations permanentes une nouvelle forme de légitimation politique. Il est devenu banal de dire que le débat politique ne relève plus seulement des parlements et des élus. Quand dans un pays donné, le système politique est bloqué par les partis au parlement, de la majorité ou de l’opposition, qui ne sont plus représentatifs de l’état de l’opinion, c’est le débat hors parlement, dans l’espace public, qui peut sauver la mise et rétablir la véritable démocratie. Les lobbies, les intrus, les groupes d’intérêt, il y en a toujours eu dans les sociétés civiles. Les manifestations de rue, les campagnes de presse sont souvent manipulées ou orchestrées par des groupes, lobbies de toutes sortes. Mais, au moins elles permettent à beaucoup de gens, qui ne se reconnaissent pas dans les débats parlementaires entre partis, de s’exprimer librement. D’ailleurs, souvent l’opinion a eu raison des élus et a pu provoquer des changements politiques ou des élections anticipées (dissolution).


Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les sociétés civiles sont composites et plurielles. Elles sont composées, non pas de manière abstraite, mais par des groupes politiques, idéologiques et moraux contradictoires, issus de différentes classes sociales, de tendance libérale et contre-libérale, démocratique et contre-démocratique, de nationalistes et de mondialistes, de contestataires anarchiques et de modérés, d’hommes et de femmes, de jeunes et moins jeunes, pouvant tous orienter l’Etat dans un sens ou un autre. Bref, la société civile connait, comme l’aurait dit Weber, plusieurs « dieux rivaux ». On peut toujours en démocratie faire de la régulation sociale par la société civile, dans un régime interventionniste ou libéral. La société civile n’est pas toujours déterminante en politique, mais elle peut aider les gouvernements à améliorer les choses.


En un mot, la gouvernance, comme paradigme ou comme recette pratique, ne manque pas de défauts. Mais, on peut ne pas en avoir une conception négative. Il est de fait arrivé que la gouvernance fortifie la lutte contre les excès, la mal-gouvernance, la corruption, le monopole audiovisuel, les atteintes aux droits de l’homme, à l’environnement. Elle permet aux autorités de régulation de jouer un rôle que l’Etat est dans l’incapacité de jouer seul, devant la complexité des tâches. Peu importe, dans ce cas, l’origine néo-libérale de la gouvernance, si du moins elle arrive, tant bien que mal, à améliorer le gouvernement politique ou à rétablir un minimum d’éthique et d’efficacité dans la gestion étatique, au nom des valeurs citoyennes.


Considérons là comme une recette pratique. Si elle fonctionne, on la garde, si elle dérive, on la remet en cause. La gouvernance, ce sont les peuples qui en demandent le plus aujourd’hui à l’ère des sociétés civiles. Il y va du contrôle de leurs gouvernements, des deniers publics et de la limitation des abus politiques, financiers et environnementaux.


Hatem M’rad