Renoncer au pouvoir
Un roi abdique, un président renonce. Dans tous les cas, il s’agit d’un acte grave d’abandon ou de renoncement à un statut prestigieux ou supérieur. Qu’il soit l’incarnation de Dieu ou de la souveraineté du peuple, il est toujours difficile d’imaginer, du moins pour le commun des mortels, qu’un pouvoir suprême puisse abdiquer ou renoncer à sa charge.
D’ailleurs, historiquement, l’abdication d’un monarque était mal perçue. Il était choquant d’abandonner définitivement son devoir royal acquis d’une tradition millénaire. C’est la raison pour laquelle l’abdication se faisait dans les moments de grands troubles politiques ou de violences extrêmes. Le monarque n’abdiquait pas volontairement. Même si la pratique est en train de changer. Dans quelques pays, en effet, certains monarques ont pu abdiquer en raison de leur âge avancé (Pays-Bas, Luxembourg, Belgique, Espagne, Cambodge).
En République, la question est plus complexe. Dans les régimes autoritaires, civils ou militaires, il n’est pas question de renoncer au pouvoir quand on se trouve au sommet. Vieux, malade, sénile, (Brejnev, Bourguiba, Moubarak, Sékou Touré, Houphouët-Boigny, Bouteflika, Mugabe, Biya),contesté ou rejeté, responsable d’une guerre civile, ethnique ou tribale (en Afrique surtout), d’une guerre tout court (Saddam, Bachar) ou d’une révolution (Ben Ali, Moubarak, Kadhafi), on ne lâche pas prise. On se maintient contre vents-et-marée, fut-ce en modifiant la Constitution en vue de prolonger indéfiniment son mandat (Ben Ali, Bouteflika) ou de se maintenir à vie (Nkrumah, Tito, Sukarno, Duvallier, Bokassa, Amin Dada, Bourguiba). Au pire des cas, on mettra son fils (Bongo, Kabila, Bachar) ou son frère (Castro), pour éloigner les intrus de la maison. Pour eux, le texte constitutionnel est, selon l’expression de Jean-François Bayart, « une feuille de vigne ». Dans ces régimes, le renoncement au pouvoir est une insulte à l’honneur, à la virilité ou à la gloire nationale. Le comble, c’est que, plus ils se maintiennent au pouvoir, plus ils redoutent le renoncement. Un tel renoncement les jetterait, sans doute, à la vindicte populaire ou à la sanction judiciaire. En fait, eux aussi, comme les monarques, n’abdiqueraient qu’à la suite de violences, révolutions ou troubles politiques.
En démocratie, c’est différent. Un pouvoir élu est redevable au peuple et aux électeurs. Il n’ignore pas, qu’en démocratie, il est un simple locataire éphémère. On lutte vainement contre les vœux populaires. Normalement, on quitte le pouvoir une fois battu aux élections, lorsqu’on a atteint un âge avancé, ou à la suite à une longue maladie. De Gaulle a quitté le pouvoir après l’échec du référendum de 1969, tout comme David Cameron il y a quelques mois ou Matteo Renzi aujourd’hui. Il ne s’agit pas ici de renoncement, mais de défaite électorale, qu’ils tiennent à assumer vis-à-vis des électeurs. Même s’il s’agit d’une consultation référendaire. Ils auraient pu se maintenir au pouvoir et aller jusqu’au terme de leur mandat. Ils étaient après tout élus. Mais leur conception de la légitimité démocratique s’y oppose. En principe, les élus politiques, une fois qu’ils ont goûté aux joies et délices du pouvoir, n’abandonnent pas si vite la partie. Ils tentent de résister farouchement, de contourner les obstacles démocratiques ou constitutionnels et de revenir aussitôt au pouvoir, en se présentant de nouveau aux élections (Poutine, Sarkozy). Parfois cela marche, parfois non.
François Hollande décide, lui, au moment même où Angela Merkel postule pour un 4e mandat, de renoncer à se représenter devant les électeurs à la fin de son mandat en mai 2017, alors qu’il a encore droit à un deuxième mandat, qu’il est toujours le chef du Parti socialiste et que rien ne l’obligeait à se désister. Une première dans la Ve République. Il est vrai qu’on l’a affublé du titre du président le plus impopulaire de la Ve République. Jamais de Gaulle, Pompidou, d’Estaing ou Mitterrand n’étaient tombés si bas dans les sondages. Même pas Sarkozy, qui était pourtant assez contesté, en dehors comme au sein de son propre parti, l’UMP. Le renoncement de Hollande est d’autant plus étonnant, qu’il n’y a pas à l’heure actuelle au sein de son parti, de véritable leader politique qui puisse lui faire ombrage. Même affaibli, il aurait pu encore être le candidat de son parti aux présidentielles de 2017. D’ailleurs, dans le livre des deux journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme, un livre qui lui a beaucoup desservi, « Un président ne devrait pas dire ça… » (Les secrets d’un quinquennat), paru en 2016, Hollande a envisagé l’idée de ne pas trouver de successeur digne, si jamais il décide de renoncer à se représenter : « Je ne regarderai qu’une chose, est-ce qu’il y a quelqu’un de gauche qui peut mieux faire ? » (p.627), disait-il.
Personne ne doute du caractère démocratique du choix d’un homme au pouvoir, qui renonce au pouvoir à l’observation du déclin spectaculaire de sa popularité, de surcroît très médiatisé. Mais est-ce suffisant en démocratie ou en politique ?
Il ne suffit pas de dire que le renoncement de Hollande est un « geste démocratique », comme l’ont dit certains commentateurs, en ce qu’il tient compte du rejet de sa politique par l’opinion, de l’échec de son bilan, et qu’il en assume la responsabilité. Encore faut-il s’interroger sur la faiblesse de plus en plus manifeste des dirigeants modérés, incertains ou hésitants dans les démocraties. Chose qui aurait été une bonne chose en période normale. Il serait même passé pour un socialiste libéral. En revanche, dans une période trouble et inquiétante pour l’opinion (terrorisme et jihadisme, crise identitaire, migration, fragilité économique, communautarisme), les populations ne comprendraient plus les dirigeants tièdes, modérés, trop rationnels et nuancés, gouvernant dans la complexité. Ils souhaitent voir à la tête de l’Etat des personnalités politiques fortes, déterminées, audacieuses et tranchantes.
Ce n’est pas un hasard si Trump aux Etats-Unis, Marine Le Pen en France, Poutine en Russie ou les leaders d’extrême droite en Autriche, en Italie et en Allemagne sont de plus en plus populaires chez eux. Ces personnalités sont perçues comme étant des chefs appropriés aux « tragédies » de l’heure, qui ne supportent pas les demi-mesures ou les accommodements flexibles. D’autant plus que l’opinion publique, y compris sa manifestation dans les réseaux sociaux, est de plus en plus irrésistible, voire tyrannique, dans les démocraties. La démocratie sondagière, jointe aux réseaux sociaux, est de nos jours, aussi radicale que menaçante. Les pouvoirs politiques du monde sont quotidiennement déférés devant le tribunal des humeurs passagères de Twitter et de Facebook pour être jugés et vilipendés à la va-vite.
Il reste qu’il n’est pas dans la nature d’un professionnel de la politique d’abandonner la partie si vite, si facilement, à la « Hollandaise », même au prétexte démocratique. La retraite politique est d’ailleurs en général la plus tardive, en comparaison avec d’autres fonctions. Certains hommes politiques peuvent encore revenir au pouvoir après une longue retraite, à un âge avancé (Essebsi en Tunisie, revenu à la politique à 86 ans, après 20 ans de retraite). Les hommes politiques ne renoncent pas facilement au combat, ils résistent aux épreuves difficiles. La politique délibère en permanence en eux. On les rejette, ils rebondissent. Mis à mort par les électeurs ou l’opinion, ils ressuscitent. La politique est pour eux un combat de vie, une éthique d’action. L’homme politique est celui qui sait remonter la pente, même lentement. Il a fait tous les sacrifices pour accéder au pouvoir, il est censé faire de même pour s’y maintenir. C’est lui qui doit changer les choses, plutôt que de se laisser guider par elles. Impopulaire un jour, il peut devenir populaire un autre jour. L’opinion est elle-même versatile. Elle a l’habitude d’adorer ce qu’elle a déjà brûlé.
Pour Hollande, le « lâchage » d’Emmanuel Macron était une première alerte, une première fissure, d’autant plus que celui-ci est devenu aussitôt populaire, se classant en troisième position après Fillon et Marine Le Pen. Les ambitions de son premier ministre Emmanuel Valls et les pressions de l’entourage ont fait le reste. Désormais, il occupera, jusqu’en mai 2017, l’emploi fictif sans doute le plus prestigieux de France.
Hatem M'rad