La révolution centriste
C’est la première fois sous la Ve République qu’il est mis fin, aux législatives et aux présidentielles, au duel traditionnel idéologique, droite-gauche, vieil héritage révolutionnaire de 1789. Le centrisme n’était sous la Ve République qu’un mouvement d’appoint, balançant entre la droite et la gauche, selon la conjoncture politique, selon que les dirigeants et les partis centristes se sentaient davantage d’affinité avec la droite ou avec la gauche.
Le Centre n’est pourtant pas absent dans l’histoire politique française, loin s’en faut. Un des plus vieux et grands partis français, le Parti Radical, né en 1901, était, il est vrai, centriste. C’était le parti pivot de la IIIe République. Ce parti anticlérical a même révolutionné la France. Il a fait voter la loi de séparation des Eglises et de l’Etat en 1905; il a crée l’impôt sur le revenu; et instauré la gratuité de l’enseignement secondaire. Sans compter que le parti a soutenu les grandes réformes de 1848 sous la monarchie de Juillet(suffrage universel masculin, abolition de l’esclavage, liberté de presse, de réunion). Le parti radical était devenu tellement dominant sous la IIIe et IVe République qu’on disait « la République radicale » ou que « le radicalisme, c’est la France même ». Le radicalisme a en effet imprimé le pays de ses marques. On adhère à son esprit, à sa culture et à son action.
Le Parti Radical et le centrisme, de droite ou de gauche, ont connu de surcroît dans l’histoire, plusieurs personnalités politiques éminentes, comme Gambetta, Adolphe Thiers, Mac-Mahon, Aristide Briand, Joseph Caillaux, Edouard Daladier, Pierre Mendés-France, Edgar Faure, René Cassin, Henri Queuille, Jean Moulin, Felix Gaillard, et bien d’autres.
Sous la Ve République, la flamme centriste s’est toutefois éteinte, et les figures sont moins prestigieuses. Plusieurs mouvements centristes sont apparus autour de quelques personnalités, comme Jean-Jacques Servan-Schreiber, Jean Lecanuet, Valery Giscard d’Estaing dans les années 70-80. A l’époque actuelle, on trouve surtout le rescapé François Bayrou, parmi d’autres figures de second plan. A supposer qu’il était un mouvement centriste, l’UDF de Valery Giscard d’Estaing n’a pu réussi véritablement à émerger comme mouvement d’identité centriste, alors qu’une chance historique s’est présentée à lui : celle de l’élection d’un Président de la République issu de ses rangs. Giscard d’Estaing a réussi à se faire élire Président de la République en 1974, mais son mouvement, l’UDF a toujours été minoritaire au sein de l’alliance de droite, à laquelle il était rattaché. Une alliance conduite par un RPR dominateur sous Chirac. Giscard lui-même, officiellement centriste de droite, se disait souvent « un libéral inguérissable ». On était loin de la flamme du radicalisme de la IIIe et IVe République.
Ainsi le pays est resté depuis 1958 sans mouvement centriste d’envergure, pouvant prétendre dominer la vie politique à la manière des Gaullistes et Républicains ou des Socialistes. On disait que le centre n’avait aucune chance de gouverner la France, un pays historiquement scindé en deux blocs idéologiques opposés, et qu’il fallait élire ou un camp ou l’autre. La France politique n’a ni la culture pragmatique des anglo-saxons, ni celle du compromis politique de type allemand. La droite et la gauche gouvernent l’une contre l’autre, jamais ensemble à travers un quelconque compromis. Les centristes étaient même considérés dans la Ve République comme une survivance, une curiosité, voire une nébuleuse. Outre la disparition de grandes figures centristes ou néo-radicaux pouvant relancer la machine.
La relance du mouvement est justement venue d’une jeune figure politique, Emmanuel Macron et de son mouvement centriste « République En Marche» (REM). Un mouvement qui a raflé la mise tant aux présidentielles qu’aux législatives. Mieux encore, le Président Macron, nouvellement élu, est assuré d’avoir une majorité fidèle, de soutien, avec la majorité absolue acquise à l’issue du 2e tour des législatives, de 308 sièges (53,38%). Le centrisme est entrée par la grande porte, non seulement en obtenant une majorité absolue rassurante, mais encore en rabaissant la force politique des deux grands, les Socialistes et les Républicains. On assiste bien à une révolution centriste.
« République en Marche » a d’abord éliminé un parti socialiste, dont le gouvernement a pourtant servi de tremplin à son chef Macron. Le Parti Socialiste est aujourd’hui à la dérive, en agonie sur le plan parlementaire. Il n’a recueilli que 30 sièges. C’est à peine s’il pouvait constituer un groupe parlementaire. L’impopularité de Hollande et les luttes de leadership ont négativement rejailli sur lui, outre l’absence d’une figure politique de premier plan sur laquelle il pouvait compter. Reconstruit par Mitterrand en 1971, le PS aurait gouverné la France pendant 20 ans, entre 1981 et 2017.Au vu de son score, le parti a déclaré aujourd’hui qu’il entre officiellement dans l’opposition. Il n’a d’ailleurs pas le choix, les Marchiens ne veulent pas collaborer avec lui. Modem le centriste fait mieux que les Socialistes, en obtenant 42 sièges (7,28%). Il bénéficie de la poussée centriste de Macron et de la République en Marche, et de l’alliance déclarée de François Bayrou avec Macron d’avant les présidentielles. Par ailleurs, si la France soumise de Mélenchon (17 sièges) et le PC (10 sièges) décident de faire la route ensemble, ils représenteraient plus que le PS, en réunissant 37 sièges ensemble. On aura ici un cas où la gauche populiste et extrême serait aussi représentative que la gauche classique et modérée, même si le PS fait cause commune avec les Divers Gauche (11 sièges) et le PRG (3 sièges), totalisant ensemble 44 sièges. La verve et les discours verbeux de Mélenchon à la tribune parlementaire pourront aussi faire la différence.
« République en Marche » a ensuite écarté Les Républicains, le grand parti de droite, qui ne doit en vouloir qu’à lui-même, en raison des « affaires »qui ont fait suffoquer et douter son leader François Fillon. Même si ce parti garde la deuxième place avec 112 sièges (19,4%). Les Républicains vont avoir à jouer un rôle ambigu : ils seront partagés entre l’appui à Macron, qui a déjà sollicité certains de ses membres, et l’habit de chef de l’opposition, sur le plan numérique. La droite n’a plus avec qui s’allier. Modem est aujourd’hui proche de REM : une alliance centriste-centriste. Ensemble, ils font 350 députés, mais REM a, à elle seule, la majorité absolue. Elle peut gouverner sans lui. Ce poids devient superflu pour REM. Elle ne veut pas dépendre de Modem durant ce mandat parlementaire. La victoire, elle ne la doit qu’à elle-même. Le poids politique est d’abord une question mathématique, le gouvernement majoritaire aussi. Il est de tradition en démocratie, qu’un parti qui détient la majorité absolue au parlement gouverne seul, sauf circonstances exceptionnelles. De fait François Bayrou quitte le gouvernement, suite à une nouvelle « affaire » le concernant. Il était même poussé à la sortie par les Marchiens, qui n’ont plus besoin de lui, même s’ils reconnaissent son utilité. Bayrou a trop tendance à croire que la victoire de Macron et de REM, lui est redevable.
La Révolution centriste, outre qu’elle a conduit conférer une majorité absolue solide au mouvement REM, a surtout permis de recomposer totalement le paysage politique français – recomposition acquise déjà avec l’élection de Macron – et de suspendre le débat ou le conflit idéologique français entre la droite et la gauche, ou du moins, de réduire son intensité et son impact. Un débat aspiré par un courant centriste expansif, réaliste et pragmatique. Le débat idéologique ne va pas pour autant s’éteindre, il s’est seulement déplacé entre les grands partis, (centristes, Républicains, Socialistes) et les mouvements protestataires populistes (France insoumise et FN). Pour combien de temps encore ? Nul ne saurait le dire.
S’agit-il ici d’une majorité très renforcée permettant de gouverner paisiblement le pays ou s’agit-il d’une nouvelle hégémonie ? Il faut dire, pour relativiser les choses, que ce n’est pas la première fois qu’un parti arrive à obtenir dans la Ve République la majorité absolue. Aux élections de 1968, l’UDR (gaullistes) obtiennent 293 sièges sur 467 ; en 1981, le Parti Socialiste obtient 285 sièges sur 485 ; en 2002, l’UMP obtient 365 sièges sur 577; en 2007, l’UMP obtient 320 sièges sur 577 ; et en 2012 le Parti Socialiste obtient 295 sièges sur 577. En somme, en 2007, c’est l’UMP qui a obtenu le meilleur résultat de la Ve République en nombre de sièges (365), à comparer avec celui de REM (308). La différence, c’est que tous les résultats précédents de la Ve République n’ont pas provoqué une recomposition totale du paysage politique et un déclin spectaculaire des grands partis classiques, contrairement aux résultats du 18 juin 2017. C’est pour cela qu’on peut parler d’une Révolution centriste. Reste à savoir si les Marchiens sauront vraiment révolutionner la France, comme l’ont fait les Radicaux sous la IIIe et IVe République ?
Toutefois, deux éléments viennent ternir le raz-de-marée centriste. D’abord, le taux d’abstention record, 57,36% des électeurs, 42,64% d’inscrits seulement ont daigné voter. Ce qui veut dire que, s’il y a une majorité autre que la majorité parlementaire de REM à retenir ici, c’est la majorité des abstentionnistes. Les centristes ont gagné grâce à la minorité des électeurs inscrits, la légitimité du mouvement en prend un coup. Nul ne pourra dire avec exactitude pour qui auraient voté les abstentionnistes (déçus par les grands partis, par la classe politique, assurés de l’effet Macron, pas d’identification particulière, désintérêt de la politique, chaleur estivale…).
Ensuite, l’amateurisme des nouveaux députés de la République en Marche. Il y a 432 nouveaux députés (sur 577)qui vont faire leur entrée au parlement pour la première fois. Or, comme l’écrit un commentateur dans une tribune au « Monde » : « On ne naît pas député, on le devient ». Autrement dit, les nouveaux députés vont faire face à une minorité de vieux loups des arcanes de l’enceinte parlementaire. Ils ont intérêt à s’accommoder au plus vite au langage du droit parlementaire pour s’imposer véritablement dans les débats parlementaires. C’est vrai que le renouvellement de la classe politique ou la propulsion des membres de la société civile était un des arguments judicieux des Marchiens qui a porté ses fruits. Encore faut-il que ces nouveaux députés apprennent vite, car la politique est aussi un métier, qui se conjugue peu avec les approximations.
Hatem M’rad