France/ L’opinion contre la représentation
La France est submergée par un grave conflit mettant face-à-face deux volontés opposées, celle d’un Représentant élu (Macron) et celle de l’opinion (Gilets jaunes). Les démocraties doivent puiser au fond d’elles-mêmes pour résoudre ce type de conflits entre deux légitimités et trouver des solutions sans vainqueurs ni vaincus.
Le conflit entre le président Macron et le mouvement des Gilets jaunes est une hypothèse d’école d’un type de conflit surgissant souvent en démocratie : celui du décalage possible entre la démocratie représentative et la démocratie d’opinion, entre les élus et de larges franges de l’opinion, sur la politique suivie par le gouvernement et la majorité, ou sur des réformes à réaliser. La démocratie d’un jour, celle de l’urne, ne s’identifie à l’évidence pas forcément à la démocratie de la durée, celle de tous les jours, celle de l’exercice quotidien du pouvoir. Des cycles d’identification entre les deux types de démocratie peuvent alterner, comme un des deux types peut parvenir à chasser l’autre. Les sondages d’opinion montrent d’ailleurs souvent, en faveur de quel type de démocratie penchent réellement la population et les groupes sociaux à un instant précis.
Le président Macron défie non sans risques l’opinion. Il décide avec son gouvernement d’augmenter le prix du carburant automobile, décision liée elle-même à l’augmentation de la taxe sur les produits pétroliers. Un mouvement de contestation spontané, non structuré, voit rapidement le jour, sous le nom de Mouvement des Gilets jaunes, couleur des gilets revêtus par les manifestants. Tout en se durcissant de jour en jour depuis le mois d’octobre, la contestation s’élargit rapidement à d’autres types de revendications portant sur le pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires, notamment rurales et périurbaines, en raison de l’obstination du président à s’en tenir à sa position initiale et à ne pas revenir sur sa décision. Les Gilets jaunes en sont venus de proche en proche à réclamer l’augmentation du SMIG, de l’impôt sur les fortunes, et politiquement, à demander la démission, voire la destitution du président Macron.
Macron se réfugie imperturbablement derrière son statut d’élu du peuple au suffrage direct, fraîchement élu de surcroît, massivement élu encore, lui et son parti. Le nouveau Représentant de la France ne daigne pas négocier avec des manifestants violents, membres d’une jacquerie ne représentant qu’eux-mêmes. Il a beau être « élu du peuple », jeune et intelligent, le président français, encore inexpérimenté dans l’étoffe d’un chef d’Etat, n’adopte pas moins une attitude de pur élitiste, d’un technocrate convaincu de la rationalité et de la pertinence de sa décision dans la conjoncture économique présente. On lui reprochait déjà de contourner les corps intermédiaires, de vouloir personnaliser son pouvoir. Aujourd’hui le roi est nu.
Le mouvement des Gilets jaunes et l’opinion qui se solidarise à 72% avec le mouvement d’après les sondages, finissent par considérer le président Macron comme le défenseur arrogant des riches contre les pauvres, des élites de la capitale contre les ruraux, dont le pouvoir d’achat s’affaiblit comme une peau de chagrin par rapport aux habitants de la capitale ou des grandes villes. Paris est prise pour cible, elle est devenue, pour les manifestants, la capitale ou la citadelle des élites privilégiées, alors même que la contestation de l’augmentation du prix du carburant pénalisait surtout les habitants ruraux ou périurbains, contraints de faire de longues distances quotidiennes en voiture pour se rendre à leur travail.
Le jeu politique entre les représentants politiques et l’opinion est constant et varié en démocratie. L’échange entre les deux types d’acteurs se nourrit de confiance. Une confiance qui s’entretient normalement par la communication. Les sondages d’opinion indiquent d’ailleurs la cote de popularité des élus et le degré de soutien ou de rejet de leur politique. La cote de popularité de Macron est en déclin depuis déjà quelques semaines. Une fissure a commencé en effet à avoir lieu entre lui et l’opinion bien avant le mouvement des Gilets jaunes. Le président Macron est un jeune acteur politique qui s’est déjà épuisé en voulant tout régenter, discourir incessamment sur tous les sujets, essentiels ou superflus, et communiquer à outrance (sans doute prenant pour modèle Obama). Il n’a pas su s’élever dans la haute politique, et avoir la posture d’un chef d’Etat en charge de l’essentiel. Il veut marquer vite, très vite par des réformes urgentes, l’histoire de la France, un vieux pays, qui n’aime pas trop qu’on le bouscule, surtout pas par un jeune président ambitieux et pressé de rentrer dans l’histoire.
Le président Macron a d’autant plus égratigné son image qu’aujourd’hui, à l’ère d’internet et des réseaux sociaux, où le peuple voit tout, critique tout, et donne son avis sur tout, les pouvoirs politiques ont du mal à résister à l’épuisement et à l’usure. A l’ère des réseaux sociaux, les pouvoirs s’usent de plus en plus vite. La contestation des réseaux sociaux supplante celle des partis et des autres acteurs institutionnels, par son tapage numérique et sa permanence. Le Mouvement des Gilets jaunes est né, d’ailleurs, dans les réseaux sociaux. Contrairement aux manifestations antérieures, organisées par des organisations syndicales, ce mouvement est lancé et se développe uniquement à travers le web et les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Youtube). Le 29 mai 2018, une automobiliste originaire de Seine-et-Marne, Priscilla Ludosky, lance une pétition en ligne pour réclamer une baisse des prix du carburant à la pompe. La pétition connaît un rapide succès passant de 226 000 signatures le 25 octobre 2018, à plus d’un million à la fin du mois de novembre suivant. Le 10 octobre 2018, deux chauffeurs routiers lancent sur Facebook, un appel au « blocage national contre la hausse du carburant ». Cette idée est reprise et mise en œuvre par plusieurs acteurs du nouveau mouvement bloquant routes et villes dans diverses régions de France. Les vidéos partagées sur Youtube donnent un relief national et international au mouvement.
Macron a sans doute commis un péché de jeunesse politique en faisant preuve d’entêtement peu politique. Il a tardé à répondre aux manifestants et à faire des compromis. C’est ce retard qui a chauffé les esprits des manifestants, accru la violence à Paris et ailleurs et renforcé la sympathie des Français à leur égard. Reculer quand les rapports de force sont en leur défaveur fait pourtant partie de la responsabilité des hommes au pouvoir, quitte à rebondir opportunément par la suite lorsque les vents leur sont plus favorables. Le retard pris dans l’acceptation des négociations a de surcroît fait entrer en scène les partis extrémistes et protestataires, l’extrême droite, les Insoumis et d’autres personnalités et courants marginaux, qui se sont empressés de transférer dans la rue leur faiblesse parlementaire. La nature politique a, elle aussi, horreur du vide : 42% des Gilets jaunes sont électeurs de Marine Le Pen, 20% de Mélenchon et 13% de Fillon, d’après un sondage récent. Les manifestations spontanées, à supposer qu’elles le soient, finissent souvent par attirer les partis sous leur sillage.
Les démocraties sont aussi des gouvernements d’opinion. Il n’y a pas de honte pour un pouvoir de revenir sur une décision non souhaitée par l’opinion. C’est aussi cela la démocratie. L’essentiel pour le pouvoir est de mettre fin à la violence, de pacifier les conflits, de réduire les oppositions. C’est son rôle. Faire de l’impuissance une sorte de puissance est un art politique subtil. Même les autocrates s’y sont essayés. Après la révolte du pain en Tunisie en 1984, qui a vu la population contester l’augmentation des produits de première nécessité (pain, farine, thé, sucre) pour alléger le fardeau de la caisse de compensation, Bourguiba, déjà vieilli, et face à la colère de la population, est revenu rapidement sur cette décision qu’il a imputée à son gouvernement. Du coup, il a retourné l’opinion en sa faveur. Les manifestations de colère se sont transfigurées du coup en manifestations de soutien à Bourguiba, voire au régime.
Certes, l’opinion n’a pas toujours raison contre les représentants élus, il lui est même arrivé souvent de se tromper dans l’histoire, lorsqu’elle s’est trouvée envahie par une passion collective irrationnelle. Mais, il est certain qu’un pouvoir élu ne peut en démocratie avoir raison tout seul. Il gagne à avoir raison avec les autres : groupes sociaux, partis, syndicats, opinion. Le pouvoir politique ne peut avoir une quelconque raison que lorsqu’il agrège. Lorsqu’il désagrège, il s’inscrit à son tour dans l’irrationnel.