L’argent et l’abstention, les failles de la démocratie américaine
Hatem M’rad
Professeur de science politique
On savait d’après Tocqueville, qui a lucidement pensé la démocratie américaine dans la première moitié du XIXe siècle, que le mérite de celle-ci résidait dans le fait que, c’est la première société dans l’histoire qui a démontré à l’échelle institutionnelle et philosophique, et surtout dans les mœurs et le vécu quotidien, que la marche vers l’égalité est « irrésistible », voire « providentielle », alors qu’en comparaison, la société française subissait encore, malgré la Révolution, la lourdeur de son passé historique féodal et aristocratique. En outre, les philosophes français ont surtout mythifié la souveraineté du peuple, alors que lui, il a trouvé dans son séjour américain, que les Américains la mettaient en œuvre dans leur vie de tous les jours. La culture démocratique et égalitaire irriguait en effet, d’après lui, toutes les facettes de la vie sociale et politique.
Aujourd’hui, deux siècles après, Tocqueville ferait sans doute un autre diagnostic, plus mitigé ou plus critique de la démocratie américaine. Certes, les Etats-Unis est un Etat profondément démocratique et pluraliste, où les libertés peuvent même être extrêmes. Un Etat de droit où les juges ont un pouvoir inaltérable. Ils ont un droit de vie et de mort sur les présidents de la République (affaires de Watergate contre Richard Nixon, du harcèlement de Monica Lewinsky contre Bill Clinton),comme sur les plus fortunés des entrepreneurs (affaire du monopole de Microsoft contre Bill Gates). Un Etat où encore la presse est un véritable contre-pouvoir. Mais, la marche vers l’égalité voulue par les Pères Fondateurs n’est plus si « irrésistible » que cela. Elle est même dénigrée dans la démocratie américaine d’aujourd’hui, et notamment dans son moment-phare : l’élection présidentielle.
La fête électorale ne suppose plus l’égalité entre les candidats, à supposer qu’elle le supposait à l’origine, puisque le plus fortuné remporte souvent les élections. En outre, pour les citoyens, la participation électorale est de plus en plus viciée par les abstentionnistes qui, depuis plusieurs années, sont devenus plus nombreux que les votants, mettant en doute le caractère démocratique de l’élection du président américain, censée être le point culminant de la démocratie américaine.
L’argent est en effet devenu roi dans les élections américaines. Un candidat porteur d’idées politiques peut se trouver pénalisé, sans doute plus que dans d’autres pays, par l’insuffisance de son budget électoral, alors qu’un homme d’affaires arrogant, raciste et sans idée aucune, comme Donald Trump, peut se retrouver candidat potentiel, pire encore, premier dans les sondages, comme depuis quelques jours, en raison de sa fortune colossale. Le pluralisme des opinions est du coup fissuré par une inégalité financière malheureuse entre les candidats. Guillaume Debré, un journaliste français, qui a publié ces jours-ci un livre issu d’une enquête réalisé aux Etats-Unis, ayant pour titre « Washington : Comment l’argent a ruiné la démocratie américaine », estime d’ailleurs à juste titre que l’argent a détruit la vie politique américaine.
La démocratie américaine est devenue un système fait pour les milliardaires. Tous les candidats, sans exception, passent beaucoup plus de temps à séduire et à convaincre les milliardaires pour leur verser de l’argent qu’à convaincre les citoyens ou à rencontrer les gens ordinaires. Il en va aussi pour les députés qui passent la longueur de leur temps à téléphoner aux contributeurs potentiels, pour tenter de récolter de l’argent nécessaire à leurs réélections. D’autant plus que le financement électoral, contrairement à toutes les autres démocraties, est totalement et absolument dérégulé. Aucune autorité de régulation n’y veille. Même la Cour suprême se refuse de contrôler le financement électoral des candidats, car elle estime que distribuer de l’argent aux candidats est une manière d’exprimer une idée politique. Elle ne peut donc museler une liberté d’expression. Les milliardaires peuvent financer alors sans limite et sans vergogne les candidats de leur préférence. A chaque élection, on dépasse de nouveaux plafonds gigantesques. En 2016, les candidats aux présidentielles ont dépensé trois milliards de dollars pour le financement de leurs campagnes, argent surtout utilisé dans les spots publicitaires à la télévision. D’ailleurs dans une analyse qui a été faite par un chercheur américain sur les dépenses des candidats de toutes les élections présidentielles, il ressort qu’à 95%, c’est le candidat qui récolte et dépense le plus d’argent qui finit par remporter les élections.
Le comble, c’est que l’argent et l’abstention ne sont pas sans rapports. L’argent a en effet un impact certain sur le taux de participation électorale et sur l’abstention. Car, tant l’électorat républicain que l’électorat démocrate sont dégoûtés depuis quelques années de l’influence spectaculaire et amorale des milliardaires sur la vie politique et sur l’issue électorale des candidats. A la limite, le vote n’a plus de sens. On connait le vainqueur à l’avance. C’est le budget électoral qui est le plus décisif, pas le débat d’idées. Cela explique entre autres, lors des primaires, l’effet Bernie Sanders auprès des électeurs démocrates méfiants vis-à-vis de Hilary Clinton, identifiée, elle aussi, à la classe d’affaires. D’où la désolation électorale des Américains.
L’abstention est de ce fait une autre faille de la démocratie américaine, même si elle existe à des proportions variables dans toutes les démocraties, vieilles ou récentes. Il se trouve qu’aux Etats-Unis, la vie politique tourne essentiellement autour du leadership présidentiel. Le désintérêt dans une grande démocratie de l’élection présidentielle est pathologique. Le prochain président américain sera certainement élu par défaut. L’opinion rejette les deux candidats, Donald Trump et Hilary Clinton. On s’attache seulement à Trump parce qu’il est milliardaire, et parce qu’on estime qu’il sera indépendant des lobbies et ne risque pas d’être détournée par des affaires financières, et on soutient Hilary juste parce qu’elle est démocrate et parce qu’elle s’oppose à la grossièreté manifeste de Trump. Mais, les deux candidats sont perçus par l’américain moyen comme étant beaucoup plus proches des riches que des citoyens ordinaires. La démocrate Hilary n’y échappe pas. D’ailleurs, les deux candidats sont aujourd’hui au coude à coude, avec une légère avance de deux points de Trump sur sa concurrente (45% / 43%, d’après un sondage national CNN/ORC publié le 6 septembre dernier), qui était pourtant en net recul durant tout l’été. Mais ce sondage est national, et le sondage Etat par Etat est généralement plus significatif. D’une part, 11 Etats devraient déterminer le résultat final le 8 novembre, les mêmes qu'en 2008 et 2012 (Ohio, Iowa, Wisconsin, Pennsylvanie, Michigan, Colorado, Floride, Nevada, New Hampshire, Caroline du Nord, Virginie). D’autre part, Clinton garde un léger avantage dans certains Etats bastions des Républicains, où Trump se trouve en difficulté, comme Texas, Arizona, Georgie et Mississipi. Or, pour les statistiques Etat par Etat, Clinton garde un avantage sur Trump.
Tout cela explique la campagne du porte-à-porte effectuée par les deux candidats, sur laquelle Obama a beaucoup compté dans le passé, pour faire la différence auprès des électeurs démobilisés et indécis, notamment pour s’assurer qu’ils sont bien inscrits sur les listes électorales, surtout dans les « swing states » (les Etats clés). Car, l’abstention est très élevée aux Etats-Unis ces dernières décennies. En 2012, le taux de participation au scrutin présidentiel ne dépassait pas les 62%. Dans le passé, il avoisinait les 50 ou 40%. Ce qui posait un problème de légitimité au nouvel élu.
Ainsi la démocratie américaine, qui a balisé la route à beaucoup de démocraties dans le monde, semble se trouver elle-même en panne. Si la démocratie se nourrit de l’égalité, cette égalité-là semble de plus en plus formelle face à la poussée inégalitaire. Si la démocratie, c’est la participation, les présidents américains sont de plus en plus élus par défaut sans l’adhésion profonde du peuple américain, celui qui garde en mémoire les idéaux des Founders Fathers.
Hatem M’rad