Point de vue. Eric Zemour, le libéralisme et la gauche en France

 Point de vue. Eric Zemour, le libéralisme et la gauche en France

Honore Gabriel (Honore-Gabriel) Riqueti, comte de Mirabeau à l’Assemblée constituante de 1789/ Peinture de Joseph-Desire (Joseph Desire) Court (1797-1865) Rouen, Musee des Beaux-Arts.

Éric Zemour, le journaliste, essayiste et polémiste, issu des forces de la réaction française, adepte de l’« universalisme particulariste », que les médias en panne d’audimat s’arrachent frivolement, nous étonne encore une fois par ses déclarations à l’emporte-pièce, lorsque, dans un débat télévisé, qui a eu lieu il y a quelques jours à la chaîne de TV Cnews, face au philosophe libertaire et épicurien à la mode, Michel Onfray (visionné par nous ces jours-ci en différé), déclarait par un de ses raccourcis historiques que « le libéralisme français est né de la gauche ». Il en était bien convaincu de par le ton péremptoire qu’il a emprunté face à la passivité d’Onfray, qui semblait lui donner raison par son silence approbateur.

Extrémiste de droite, hostile aux forces progressistes, qu’elles soient libérales ou de gauche, Zemour ne pouvait pas, à vrai dire, penser autrement. Montesquieu, qui a fondé la tradition libérale française dès 1748 (date de publication de « L’esprit des lois »), doit, le pauvre, se retourner de sa tombe, lui qui s’est inspiré de Locke et du vieux parlementarisme anglais dans le libéralisme qu’il professait. Et encore, on ne parle pas de Condorcet, Sieyès et d’autres anciens, ou du libéralisme économique français du XVIIe et XVIIIe siècle, comme Turgot, Boisguilbert, Pierre Nicole, Quesnay, Gournay. Le libéralisme français, plus tardif que le libéralisme anglais, et subjugué par l’expérience anglaise, soutenu par la bourgeoisie montante, est né plutôt d’une réaction à l’absolutisme de la Monarchie, de l’Église, et des monopoles économiques, qui étaient au sommet de leur art vers le XVIIe – XVIIIe siècle. Le libéralisme se proposait notamment de limiter ces absolutismes par des freins politiques, des libertés individuelles et par le constitutionnalisme. Le libéralisme français, de type réformiste ou doctrinal, est né et est resté inspiré du libéralisme anglais, sauf exception. Il est plus vieux et plus enraciné que les forces démocratico-rousseauistes, desquelles sont sortis la gauche, les égalitaristes jacobins, ainsi que la pensée utopiste de Babeuf, cet infatigable défenseur du « bonheur commun », qui n’est pas « bonheur » du tout pour les libéraux.

Pour revenir à Zemour, la gauche, faut-il le rappeler, n’existait même pas à l’époque de Montesquieu et de l’inspiration fondamentale anglaise. La confusion de Zemour vient, j’imagine, du fait qu’à l’Assemblée nationale de 1789, et lors d’un débat sur l’autorité royale face au pouvoir de l’assemblée populaire dans la future Constitution, les royalistes et les partis soutenant le droit de veto du Roi (noblesse et clergé) se sont placés à droite du président de l’assemblée (considéré dans la tradition de l’époque comme des places d’honneur), tandis que les libéraux et les républicains, opposés à ce veto, se sont placés à gauche, sous la bannière de « patriotes » (en majorité le tiers état, lui-même éclaté en plusieurs catégories, comme le démontre la présence en son sein de Mirabeau, un aristocrate déclassé). Mais de là à dire que la gauche est née de la droite, parce que conjoncturellement, ils étaient alliés, il y a un pas à ne pas franchir.

Pourquoi ne pas inverser l’argument et dire que la gauche française est née des libéraux, puisque les deux forces étaient des républicains, qui ont eu conjoncturellement une position commune hostile aux royalistes ? Effectivement. Il faut rappeler que lorsqu’on parlait de tradition libérale à l’époque postrévolutionnaire, on avait en vue soit la gauche d’inspiration jacobine, soit les doctrinaires (plus libéraux). Dans cette phase,  démocrates intransigeants, jacobins et libéraux voulaient le même objectif : abattre l’ancien régime et ses privilèges. Mais, les libéraux français, plus modérés, se situaient au centre, hostiles aux deux excès.

Le clivage droite/gauche s’accentue lors de la Restauration (de 1814 à 1830). Dans le paysage politique, il y avait d’un côté les royalistes ultras et les royalistes libéraux. Les premiers, antirépublicains et anti-démocrates, voulaient le retour à l’Ancien régime d’avant-1789, voire à l’absolutisme ; les seconds prônaient une évolution vers plus de liberté et d’ouverture. Ils étaient appuyés par une nouvelle élite bourgeoise bouleversant l’ordre aristocratique. Ils craignaient tous les innovations sociales et le bas peuple que Thiers appellera dédaigneusement « vile multitude ». Mais, face à ces royalistes et bourgeois, on trouvait les républicains, situés à l’extrême, proche du monde ouvrier qui se développe et s’enfonce dans la misère, et qui n’était pas représenté et écouté. Fuyant les extrêmes, on trouvait au centre droit, les Constitutionnels (conservateurs libéraux), composés de bourgeois riches et instruits, juristes, hauts fonctionnaires, universitaires, craignant autant le triomphe de l’aristocratie que celui de la démocratie.

Ces libéraux se positionnaient ainsi entre les forces de la contre-révolution monarchiste et l’extrême gauche jacobine. Comme en témoigne l’action de Benjamin Constant pour imposer le parti constitutionnel libéral à l’époque du Directoire et sous la Restauration. Ces libéraux reconnaissaient les principes et les acquis de la Révolution, mais pas au prix du despotisme ou de l’abandon des droits et libertés individuelles à la manière jacobine. Certains libéraux ont accepté de soutenir une monarchie constitutionnelle équilibrée, d’autres sont restés républicains, sans renier leurs valeurs politiques de base.

Dans les deux cas de figure, avant la Révolution, comme après, le libéralisme n’est pas né de la gauche. Il lui préexistait sur le plan des idées philosophiques et de l’expérience politique (anglaise), il a coexisté par la suite avec elle, tout en s’y distinguant nettement sur le plan politique.