Eloge du doute
La crise actuelle, qui n’autorise pas les gouvernants, les scientifiques et les groupes à afficher leurs certitudes, est une aubaine pour tous. Le doute doit profiter à une humanité dupée et à des Etats immodestes, envahis jusque-là par de fausses certitudes.
On ne peut que se réjouir du doute qui s’installe en ces temps difficiles de pandémie dans la surface du globe, où plus personne, plus aucune institution n’est désormais maîtresse de son savoir et du tracé de sa destinée. Les sceptiques de conviction sont souvent suspectés par les partisans des certitudes, quand ils font appel au pragmatisme raisonné. Heureusement, le doute est là et partout ces temps-ci, il irrigue tous les domaines : en science, en politique, en morale, en société, en religion, en éducation.
Les hommes aiment les certitudes et les « prophètes ». Certains dans le passé ont esquissé un « tableau historique des progrès de l’esprit humain », en évoquant un parcours inéluctable des progrès de civilisation (Condorcet). D’autres prédisent non sans insistance une philosophie déterministe de l’histoire (Platon, Hegel, Marx), un raccourci émanant d’une intelligence impatiente. L’esprit humain est ainsi fait. Doté d’une raison insatiable, il veut toujours connaître sans connaître vraiment, chercher l’universel à partir du relatif, prédire la fin de l’histoire à partir de sa localisation présente et sa situation singulière. « La vérité est illimitée alors que l’esprit humain est limité », alertait en substance Max Weber, contre les prétentions métaphysiques et idéologiques démesurées, invitant les chercheurs à plus d’humilité. Vainement.
Les fous de Dieu, condamnant le doute pour apostasie, nous prédisent à l’avance, dans la précarité même de notre vie sur terre, notre salut céleste certain, en positif ou en négatif. Dans leur savoir prophétique, la pandémie est la sanction de Dieu contre une humanité qui s’est détournée de la voie de Dieu. Une humanité ensanglantée pourtant par les procureurs de Dieu. Leurs coreligionnaires, plus politisés et plus institutionnalisés, nous certifient que la morale religieuse est la seule morale authentique et supérieure qui vaille en politique, comme hors politique. Dans les sciences de l’Education, le monde entier ne parvient plus à trouver la pédagogie idéale pour les temps modernes, ni pour les enfants, ni à dans les lycées, ni à l’Université. Les pédagogues eux-mêmes pataugent d’année en année d’une méthode à une autre, de manière circonstancielle, sans trouver une issue de sortie certaine. En médecine, malgré les progrès réalisés dans les recherches, les découvertes et le traitement des maladies, le corps médical reste impuissant face à beaucoup de maladies et virus que la médecine n’arrive pas à éradiquer. La lutte entre les laboratoires de recherches, et les différentes interprétations des symptômes et des traitements dans différentes spécialités l’atteste. Comme pour le cas du traitement du coronavirus par la chloroquine ou le débat conflictuel entre le professeur Raoult de Marseille et les autres virologues, immunologues et épidémiologues.
On vit actuellement avec cette pandémie une période de doute, qui a probablement commencé avec la mondialisation, lorsque l’humanité a découvert ses incertitudes communes à l’échelle planétaire : environnement, catastrophes naturelles, climat, santé, communication irréelle et virtuelle. On doute d’une mondialisation qui s’arrête aux premières frontières nationales. On doute d’une mondialisation oligarchique plus ou moins nationalisée par certains Etats et groupes financiers. On doute du progrès universel même, comme dans les grands bouleversements historiques. Dans un entretien récent au journal Le Monde, Jürgen Habermas disait que « dans cette crise, il nous faut agir dans le savoir de notre non-savoir ». Autrement dit, décider certes, mais dans la reconnaissance des limites de notre savoir présent. Puisque, ni les scientifiques, ni les politiques ne sont à même de baliser la route. Ni, a fortiori les « experts » envahissants de la technocratie, qui ne maîtrisent pas assez leur« expertise », même à coup de courbes, statistiques, sondages et graphiques. Le savoir s’obscurcit curieusement par l’accumulation du savoir. Chacun tente d’exprimer le savoir à partir de son savoir. Les idéologues découvrent les limites du savoir pour résoudre des défis complexes, urgents et complexes. Face à la pandémie, la gauche et les progressistes s’acharnent sur le capitalisme outrancier et sur son enfant naturel, la mondialisation. Les hommes d’affaires appellent au retour pressant de l’économie qui irrigue tout, y compris le savoir. Les Banquiers redoutent la dilapidation de leur trésor et la générosité non économique. Le nombre de morts n’est pas un paramètre financier. La pandémie est après tout une loterie susceptible de frapper n’importe quel humain. Les libéraux se soucient des atteintes conjoncturelles à la liberté, propices à de plus amples abus futurs. Même si certains d’entre eux tentent de métamorphoser et de socialiser l’individu, dont tout le monde sait qu’il ne se métamorphosera probablement pas, fut-ce à travers cet élan de solidarité. Les militants environnementaux se délectent, avec un esprit revanchard, de la prise de conscience mondiale de leurs soucis. Environnement, mondialisation, pandémie, même combat. Le ciel s’éclaircit d’ailleurs et l’air des villes devient respirable, paradoxalement grâce à la pandémie. Les extrémistes de droite et les racistes sautent sur l’occasion pour vanter enfin les mérites de la fermeture définitive des frontières, origine du mal mondial. Un prétexte aussi pour purifier, à l’occasion, la nation qui végète dans ses impuretés ethniques. Le corps médical tient, lui, dur comme fer au respect du confinement absolu, presque le seul savoir dont il dispose actuellement pour gagner la guerre pandémique, au-delà de son dévouement irrécusable.
En un mot, personne ne détient la science infuse. Ni « la sagesse des foules », ni le savoir encyclopédique, ni les gouvernants sans gouvernance, ni les hurlements de l’opinion. Aucun Etat ne dispose de solutions contre le virus, ni de savoir, ni de moyens propres lui permettant de faire face seul à un tel choc. Pire encore, les Etats les plus savants, les plus puissants s’avèrent être les plus impuissants, spécialement envahis par le virus, en raison justement de l’entêtement de leurs stratégies défaillantes, de leurs hésitations, de leurs incertitudes.
On a souvent appelé au doute pour éteindre les brasiers du fanatisme religieux ou séculier. On devrait l’appeler encore face à la prétention au savoir total ou totalisant, même des nations nobélisables et des plus puissants. C’est cela l’éloge du doute. Les gouvernants, qui ont soudainement disparu de la planète, gagnent à se doter de quelques grammes supplémentaires d’humilité face aux tonnes de complexité du monde actuel. Dans la gestion de l’inconnu, il est bon qu’ils étalent consciencieusement leur méconnaissance. C’est la seule vérité qui leur est aujourd’hui demandée. Certains le font, pas tous. La même chose est demandée aux scientifiques, médecins, idéologues, intellectuels, économistes, prêtres. Les citoyens eux-mêmes découvrent les limites du savoir scientifique et du savoir politique et économique, comme les hommes politiques. Au fond, si la tolérance naît du doute, le savoir aussi. Comme nous l’a appris ce fameux Descartes, cette méthode de suspension du jugement jusqu’à ce qu’on arrive à la clarté des idées. Ni utopie, ni prophétie, ni catastrophisme, ni certitude trompeuse. Contre ceux qui prétendent qu’ « Hors de l’Eglise point de salut », les hommes peuvent réussir leur « salut laïc » et croire aux remises en cause permanentes de la science dont les hypothèses, faut-il le rappeler, partent du doute et de la curiosité.
L’expert, le spécialiste, ne connaît qu’un espace réduit de savoir ; la science et le savoir le plus encyclopédique laissent encore sans réponses les questions ultimes, même celles posées par un enfant qui s’éveille à la conscience. L’esprit universel ne connait pas encore tout l’universel en ce XXIe siècle. Dieu merci. Les lumières ne sont pas La Lumière. Le doute met sur un même plan les mythes politiques, le scientisme, l’idolâtrie de l’histoire, l’aliénation des intellectuels et l’irrationalisme des individus, toujours allergique au doute.
Il faut le savoir, l’éloge du doute n’est ni le rejet des connaissances, ni l’hésitation à prendre parti, ni la suspicion de la vérité. Il relativise seulement tout et l’humanise en conséquence. C’est un système de défense contre les certitudes incertaines des gouvernants et des groupes, contre la science indémontrable des savants. Le doute est simplement reconnaissance de la pluralité d’interprétation et des limites de l’objectivité du savoir, parce qu’il est convaincu de l’imperfection permanente des hommes, des pouvoirs et des modèles. Et donc de leur savoir aussi.
Le doute est une occasion inespérée pour tous – gouvernants, scientifiques et citoyens – pour réhabiliter une sorte d’Etat modeste, garant du vouloir vivre collectif, sans prétention autre que l’humanité de l’homme lui-même. Aller par étapes, croire à la raison prudente, chasser les préjugés, admettre les avis multiples, croire au progrès non miraculeux. L’homme s’en sortira peut-être mieux. Peut-être.