Al-Sissi condamne à mort ses adversaires politiques
Hatem M’rad
Professeur de science politique
Après avoir été destitué par l'armée en 2013, Mohamed Morsi a été condamné à mort, samedi dernier, pour des accusations d'espionnage, de conspiration avec le Hamas et le Hezbollah, et d'évasion collective d'une prison durant la révolution de 2011, c’est-à-dire des griefs d’ordre politique, suivis habituellement par les régimes autoritaires arabes contre leurs opposants. La cour a également réclamé la peine de mort pour une centaine d'autres accusés, dont des dirigeants des Frères musulmans.
Le « printemps » égyptien commence à s’abreuver de condamnations à mort des responsables politiques. Avait-on besoin d’une révolution civile, pour parvenir d’abord à un régime islamisant, puis à un régime militaire déguisé, puis à des condamnations à mort des islamistes par centaines?
Le nouveau président de la République Al-Sissi condamne à mort par ses juges l’ancien Président de la République Mohamed Morsi, leader des Frères musulmans, pour des raisons politiques. Drôle d’« alternance » au pouvoir. Condamnation à mort, et après ? Peut-on coexister avec les islamistes en les reniant ou en les excluant, en les chassant, ou pire, en les tuant ? On parlera alors de deux tendances extrêmes s’excluant l’une l’autre.
Des représentants du roi Farouk ont fait assassiner Hassan Banna en février 1949, le père-fondateur des Frères musulmans, l’islamisme a-t-il pour autant disparu par la suite? Nasser, qui a interdit tous les partis politiques, sauf le sien, a ordonné l’arrestation de milliers d’islamistes, comme d’autres opposants. Et après ? Sadate etMoubarak, qui ont à leur tour persécuté et condamné à mort des islamistes, sont-ils parvenus au bout de leur peine vis-à-vis de ce mouvement ? Al-Sissi perpétue encore, après la révolution du 25 janvier 2011, la « tradition » de la persécution et de la condamnation à mort des islamistes, et au premier d’entre eux, Morsi, ancien président de République élu, arrivera-t-il par sa politique de fermeté militaire, soucieuse d’ordre et d’épuration, d’éradiquer les islamistes de la terre d’Egypte ?
De même, en Tunisie, l’intransigeant Bourguiba, qui voulait la tête du cheikhGhannouchi, parce qu’il a échappé à la condamnation à mort par les juges, a-t-il pu éliminer les islamistes d’Ennahdha ? Outre que son intransigeance lui a valu sa propre mise à l’écart du pouvoir en novembre 1987, et sa déposition par son premier ministre, le général Ben Ali, les islamistes lui ont survécu. De même, Ben Ali n’a jamais voulu négocier politiquement avec les islamistes. Il préférait les réprimer et les emprisonner à vie. Il avait, de par sa propre formation militaire, un engouement particulier pour la brutalité policière. Après sa fuite, les islamistes sont revenus profiter du nouveau climat démocratique du pays. Et dès la rentrée de Ghannouchi de l’exil, ils se sont réorganisés en quelques mois et ont pu gagner les élections de la constituante en 2011.
Al-Sissi voudrait-il s’inspirer du « modèle algérien », qui a autorisé l’armée nationale à mener une véritable guerre contre un terrorisme impitoyable et sanguinaire, mené par les islamistes du Front Islamique du Salut (FIS) de Abassi Madani et de Ali Belhaj dans les années 90, contre la population et l’Etat en réponse à l’interruption des élections. L’expérience pluraliste du 26 décembre 1991 était en effet restée en suspens, après l’interruption du processus électoral par l’armée entre les deux tours et la « révocation » par ses soins du Président Chedli Ben Jedid. Le FIS a obtenu 188 sièges sur 231au parlement (82%), contre 25 sièges pour le FFS et 15 sièges pour le FLN historique. Face à l’inquiétude générale, nationale, arabe et internationale, l’armée a pris les rênes du pouvoir. La population qui soutenait l’armée, préférait avoir affaire à une armée défendant des choix civils plutôt qu’à une théocratie islamique dangereusement transnationale. A ce moment-là, il n’y avait pas encore de tradition de pluralisme politique. La transition démocratique algérienne, mal engagée, mal préparée, a fini par échouer aussitôt.
Ce faisant, l’Algérie a-t-elle résolu pour autant définitivement, politiquement et démocratiquement la question islamiste ? Méfions- nous de l’eau qui dort, comme du silence forcé des grands courants politiques et doctrinaux, du moins lorsqu’ils ne sont pas rejetés massivement par les citoyens et les électeurs, comme l’était le communisme à l’Occident et à l’Est. On connait la Siyasit al-kitman des islamistes. On ne peut pas dire qu’un Etat civil quasi militaire, comme celui de l’Algérie, soit actuellement un modèle à suivre pour les Algériens sur le plan politique. La crainte des adversaires n’est pas une bonne clé de gouvernance, c’est leur intégration qui l’est, du moins lorsque ces adversaires craints abandonnent violence et fanatisme et acceptent le jeu politique. Le Maroc, le Liban et la Tunisie ont su intégrer les islamistes dans le jeu politique et parlementaire en établissant quelques compromis avec eux, nécessités par les rapports de force. Ils ont eu raison.
Ainsi, pour les Frères musulmans d’Egypte, ce n’est que partie remise. Car, nulle part on n’a pu venir à bout des islamistes par la répression sécuritaire ou par les procès politiques préfabriqués ou par l’exil et le bannissement. Il faudrait chercher en Egypte une solution institutionnelle et définitive, qui soit acceptable par tous : islamistes et laïcs. Un régime politique ne peut pas exister et durer en permettant à 50% de la population de soumettre à sa volonté l’autre 50%. Autrement, l’armée, qui a pris le pouvoir par la force avec le général Al-Sissi, même élu, même avec l’appui des populations anti-islamistes et des jeunes, ne pourra pas instaurer à moyen terme un régime pacifique et légitime, qui soit accepté par tous les Egyptiens. On ne peut pas refuser d’associer les islamistes au jeu politique et de les considérer comme des partenaires politiques. Ce n’est pas un choix culturel, mais politique. Et la politique doit tenir compte des rapports de force. Or les islamiste en Egypte, comme en Tunisie, sont une force sociologique, culturelle et politique indéniable. La seule victoire des mouvements civils contre les Frères musulmans doit résulter des procédés démocratiques.
Certes les islamistes des Frères musulmans et les salafistes de Nour, de vrais théocrates, ne ressemblent en rien aux islamistes d’Ennahdha, qui sont devenus plus réalistes, plus proches du processus démocratique et plus consensuels, j’allais dire plus tunisiens et moins transnationalistes. Mais il faudrait négocier avec eux en Egypte sur la base d’une plateforme politique, non imposée, transactionnelle, réunissant l’ensemble des partis représentatifs.
Tout l’art politique d’Al-Sissi, des chefs militaires, des partis laïcs et des leaders politiques, c’est de trouver le mécanisme spécifique aux Egyptiens, à même de faciliter des choix négociés avec les islamistes. Le libéral Essebsi et l’islamiste Ghannouchi ont compris en Tunisie qu’il n’y avait pas de recette autre que le dialogue pour construire la démocratie après un longue période despotique déniant la participation de tous. La politique ne se traite pas dans les prisons ou par des procès aussi sinueux qu’injustes. Elle se fait par le dialogue et le compromis. En Tunisie, Ben Ali a imposé sa dictature durant 23 ans parce qu’il a mis artificiellement 30.000 islamistes en prison. Et après ? Ils sont revenus par la grande porte, les élections de 2011 et même de 2014, où ils sont arrivés en 2è position et devenus une des composantes du gouvernement. Il faut faire avec. La démocratie n’a jamais exclu les risques.
Le pouvoir égyptien devrait faire des arrangements politiques conditionnés, solidement négociés avec les islamistes, associant aussi les autres forces politiques. Une sorte de Pacte national formel et solennel ou un code de bonne conduite, en parallèle à la Constitution. N’oublions pas que si la première Constitution après la Révolution a été faite par une commission spéciale, sous Morsi, sans les partis laïcs et les coptes, qui s’y sont tous retirés, la dernière Constitution a été faite par une autre commission spéciale sans les islamistes. Les tendances politiques ont pris la fâcheuse habitude en Egypte de chercher systématiquement à gouverner en excluant et en bannissant les adversaires principaux. C’est pourtant le contraire qu’il faut faire : la reconnaissance réciproque des uns et des autres. C’est cela la véritable révolution à faire.
On doit expliquer aux islamistes qu’ils ont toujours le choix d’accepter les règles de la démocratie, de participer aux élections. Mais que l’Etat n’acceptera nullement, sous quelques conditions que ce soit, la violence, le fanatisme religieux, l’intolérance, la violation des droits et des libertés fondamentales. Mais encore faut-il que le pouvoir lui-même en donne l’exemple. Et le problème en Egypte, c’est qu’ à part l’armée et les islamistes- les deux forces réelles du pays- il n’y a pas de grand parti libéral, laïc ou centriste, qui pourra équilibrer les forces politiques, contrecarrer les islamistes et inciter les forces politiques à faire des choix proprement politiques.
Pour le moment, les Egyptiens sous Al-Sissi, n’ont encore la possibilité, comme sous Nasser, Saddate et Moubarak, de ne choisir qu’entre le choix militaire ou le choix religieux.
Hatem M'rad