Point de vue. De la démocratie à la démocrature, de la démocrature à la dictature ?
La Tunisie qui est passée en l’espace d’une dizaine d’années de la démocratie à la démocrature risque-t-elle de glisser carrément vers la dictature ?
Il n’y a pas de plus facile ni de plus difficile en même temps que le passage d’un régime à un autre. La facilité provient ou des conditions réunies de la violence et du coup de force permettant de passer d’un régime à un autre, ou du consensus général sur les principes du renouveau politique. Les successions rapides de régimes ne sont pas une denrée rare. Hannah Arendt a par exemple insisté sur la succession des phases autoritaires et totalitaires dans le cas du régime soviétique. Les séquences totalitaires correspondent, selon elle, à la Grande terreur des années trente, puis à la période 1950-1953 (purges et grands procès staliniens). Puis à la mort de Staline, le régime est redevenu définitivement autoritaire à partir de Khrouchtchev (déstalinisation). On peut également identifier ces alternances entre phases autoritaires et phases totalitaires dans le cas du régime communiste chinois, où après une phase de stabilisation autoritaire ayant suivi la consolidation du régime s’ouvre une nouvelle période de mobilisation totalitaire dans le cadre de la « révolution culturelle ».
La complexité du passage d’un régime à un autre provient, elle, du processus, de la capacité d’improvisation, des mécanismes d’organisation du nouveau système et des résistances éventuelles des groupes adeptes du régime précédent. Ben Ali est parti presque en un seul jour le 14 janvier, par la direction unique prise par tout un peuple; Saied a fait aussi son coup d’Etat soudain, quoique prémédité de longue date, sans résistance aucune. Mais, dans le premier cas, la transition démocratique a été pénible à organiser après la révolution; dans le deuxième cas, le système confiscatoire du pouvoir de Saied s’est débattu et se débat encore d’une incohérence à une autre dans un État quasi failli.
En tout cas, le passage d’un régime à un autre est une des questions les plus épineuses à la fois de la science politique et de l’action politique. La Tunisie est passée d’une transition démocratique qui a eu du mal à mettre en route les conditions, les procédures et les mécanismes du nouveau processus démocratique, au système du 25 juillet, issu d’un coup d’Etat, tendant à démolir les normes et le pluralisme démocratique en vigueur. Un pluralisme que tous les groupes politiques et la société civile se sont évertués durant une décennie à construire dans la souffrance. Le prétexte était que la corruption générale du système était tombée de droit et de fait sous l’hégémonie islamiste. Faut-il changer de régime à chaque accusation de corruption de partis ou de dirigeants ? En un mot, on est passé de la démocratie de type libéral, ouverte et pluraliste, à une démocrature, qui s’est avérée en l’espèce plus qu’une démocratie autoritaire, et un peu moins qu’une dictature classique.
Maintenant, il importe de savoir si la démocrature elle-même dont la destinée est souvent difficile à prévoir, évoluerait vers une dictature ou vers une démocratie ou si elle resterait durablement une démocrature ?
L’interrogation est d’autant plus importante et légitime que les exemples de démocrature qu’on connaît jusque-là, du passé ou du présent, de type turc, russe, vénézuélien, marocain, algérien, égyptien, sont inquiétants et n’appellent guère à l’optimisme. Ils ont tous fait semblant d’instaurer une sorte de démocratie populaire, souveraine, au profit de tous, proche des humbles, ils n’en ont pas moins instauré et maintenu, tous, la démocrature. La plupart des démocratures ont été déroutées d’autorité, à la faveur du pouvoir d’un seul, comme Poutine en Russie, ou Erdogan en Turquie, ou Al-Sissi en Egypte vers une dictature pure et simple, aussi brutale qu’intolérante.
Ce qu’il faudrait en tout cas retenir, c’est qu’on n’a jamais vu, à ce jour, une démocrature se transformer en démocratie. Il est très fréquent de constater qu’il y a moins d’avancées politiques en matière de droits et libertés, ainsi que de reconnaissance de l’opposition, des partis et des contre-pouvoirs, que de retour à l’autoritarisme. On n’a jamais vu un pouvoir fort s’incliner vers la faiblesse. Même en démocratie. Macron a présidentialisé un régime mixte en dépit de son impopularité, Trump a gouverné en faveur d’une moitié de la population contre une autre moitié carrément détestée. Le pouvoir fort est peu enclin à faire des compromis et des concessions. Plus il se renforce, plus il est amené à redouter ses adversaires, à craindre les complots des opposants, et plus il est amené à renforcer phobiquement son pouvoir. Sous la démocrature, comme sous l’autoritarisme, ce n’est pas le pouvoir qui arrête le pouvoir, mais le pouvoir qui appelle le pouvoir. Ces types de pouvoirs, proches du phénomène de culte de la personnalité, ne sont pas portés au dialogue avec les opposants, tous des « ennemis » et des « traîtres » dans leur esprit.
Dans ce cas, il est à craindre que le régime saiedien, imposé de force, sans consensus aux Tunisiens, au prix d’une désaffection spectaculaire et historique de l’électorat, absent dans toutes les consultations post-coup d’Etat, jusqu’à la dernière en date du 24 décembre sur l’assemblée des districts et des régions, glisse dans la logique des choses vers la dictature. Cette dictature pourrait être maintenue, à la manière bourguibienne ou benalienne, moyennant quelques libertés marginales, trompeuses, éphémères et surveillées. Rien ne présage que la Tunisie puisse, dans les conditions actuelles, retrouver l’esprit de sa révolution, de sa liberté et sa démocratie, faits historiques premiers et uniques depuis trois millénaires. Les jeunes mêmes, comme il ressort de différentes enquêtes, et les partisans de Saied, préfèrent sans conteste un pouvoir fort, détestent les partis et ont confiance dans l’armée. Ils ont connu un mauvais apprentissage de la démocratie, mais ils ont vécu la certitude des dictatures historiques.
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