Point de vue. Combattre le populisme aux présidentielles
Il est hautement important pour contrer le populisme ambiant en Tunisie, de fédérer les forces de l’opposition en présentant un candidat unique, comme le demande d’ailleurs l’opinion démocratique elle-même depuis quelques années.
Pour combattre le populisme et l’empêcher de gagner aux prochaines élections présidentielles, et de s’inscrire dans la durée, l’opposition et ses représentants doivent apparaître à la hauteur des attentes des citoyens. Il leur importe de montrer comment et pourquoi la démocratie, l’Etat de droit et les libertés, tous confisqués par un homme, peuvent être réhabilités, avec en prime l’efficacité. L’attachement à la liberté requiert de leur part, face à ces périls grandissants pesant sur la citoyenneté, un certain courage politique, et non une attitude politicienne de courte vue.
Beaucoup de politologues pensent que l’œuvre de résistance au populisme peut rendre difficile le travail de leurs gouvernements et limiter la portée de ses candidats. Ainsi, l’intensité du travail de l’opposition peut attirer l’attention de l’opinion sur des décisions populistes inappropriées ; entraver la discussion ou retarder l’adoption d’une loi incorrecte ; encourager les juges à condamner les violations manifestes de la loi ou à écarter des décisions franchement inconstitutionnelles ; manifester pour le respect des droits et des libertés dans la rue ; favoriser les attitudes modérées du régime ; encourager les institutions internationales à faire pression sur les dirigeants populistes. La démocratie vaut la peine d’être défendue, l’autoritarisme étant abject dans toutes ses facettes. Il n’y a pas de « dictateur positif », comme le disait Andrzej Lepper. Ce sont les dirigeants et partis politiques de l’opposition, comme cela se passe dans beaucoup de pays confrontés au populisme, qui, d’habitude, ont une force d’entraînement sur l’opinion, en leur donnant une raison de se battre dans les urnes. Les urnes restent encore et toujours le cœur du changement, en dépit de leur restriction par les populistes. Car les populistes aiment rencontrer leurs « peuples » dans les urnes.
Mais une élection ne se gagne pas en pleine période électorale, comme le croient beaucoup de dirigeants et candidats tunisiens ; elle se gagne avant un an ou deux ans. L’alternance se prépare courageusement et méthodiquement. Il y a des recommandations générales à suivre, issues des expériences comparées des pays dans lesquels végètent des pouvoirs, des courants et des « cultures » populistes.
1) Une des premières recommandations est l’unité de l’opposition. On sait que les égos des chefs de l’opposition sont incontournables. Mais à situation exceptionnelle, attitude exceptionnelle. Les dirigeants populistes ont souvent pris ou arraché le pouvoir, ou ont été réélus lorsque les forces de l’opposition étaient profondément éclatées. Ils ont souvent été aidés par les dirigeants ou les partis de l’opposition eux-mêmes. Il faudrait alors que les forces de l’opposition – demande générale de plusieurs observateurs -, parviennent à choisir un seul candidat issu des forces démocratiques et laïques aux prochaines présidentielles (je l’ai moi-même proposé en 2022). On posera mieux ainsi l’alternative : démocratie contre autoritarisme. Il faudrait aussi éviter d’y inclure des islamistes dans cette alliance de contre-pouvoir, puisque le populiste a séduit la population par son anti-islamisme. L’opinion n’en veut pas, elle est très marquée, à juste titre, contre les islamistes, contre toute la symbolique et tous les méfaits auxquels ils renvoient. Ni fous de Dieu, ni « fous » du Peuple. Il serait alors judicieux de faire des élections primaires, non pas au sein de leurs propres partis, mais entre tous les candidats des différents partis de l’opposition (démocratiques et laïques, de gauche ou de droite). On peut aussi y inclure des candidats indépendants dans ces primaires. Et que le meilleur gagne. Ils pourront par-là contrebalancer les « leçons » antidémocratiques de Saïed, et donner une réplique crédible à l’opinion.
2) Ensuite, les dirigeants et partis de l’opposition, ainsi qu’éventuellement leur candidat unique aux prochaines élections, doivent prendre en compte, comme le dit Yascha Mounk, les véritables « préoccupations des citoyens » et « parler le langage des gens ordinaires » (Le peuple contre la démocratie, p.280). Les gens ordinaires sont souvent ravis de voir les hommes parler leur langage, et non le langage technocratique des élites urbaines. Autre facette du « parler vrai » défendu jadis par Michel Rocard.
3) Par ailleurs, plutôt que de rabâcher les critiques ciblant un homme au pouvoir, ou les échecs d’un populiste, il vaut mieux positiver le discours à l’adresse de la population. Certains observateurs italiens rapportent que Berlusconi en Italie a eu beaucoup de succès, parce qu’il était personnellement, et en permanence, la cible de tous ses détracteurs de l’opposition. Critiques qui ont renforcé sa popularité. Il faudrait alors montrer à l’opinion que le candidat antipopuliste, et l’ensemble de l’opposition derrière lui, sont une force de proposition, en adoptant une méthode d’alternance et le profil d’un véritable vainqueur. Il vaut mieux jouer aux pédagogues, plutôt qu’aux bavards invétérés, réactifs aux incongruités récurrentes et interminables de Saïed. Le candidat unique de l’opposition doit être perçu comme une personnalité responsable, par le discours et par l’action, une responsabilité historique même.
4) Le candidat de toute l’opposition, en tant que défenseur de la démocratie, ne doit pas paraître défendre le statu quo, surtout que les populistes se présentent toujours comme des candidats du changement radical de la société et du système. Face à un « Transformer », même brutal, il ne faut pas paraître comme un modéré, un tiède, partisan des forces du maintien, tendant à défendre l’ordre présent des choses ou l’ordre ancien. Montrer aux électeurs qu’on prend leurs soucis au sérieux et proposer de faire des changements profonds et réels, moins spectaculaires, mais moins défectueux que ceux proposés par le candidat populiste. Les peuples comme les électeurs ont besoin de voter pour une vision de l’espoir, qui soit positive, faisable, même si les moyens sont limités dans l’état présent de la Tunisie. Une manière d’immuniser les citoyens contre les mensonges et la haine auxquels ils sont confrontés quotidiennement sur la doxa des réseaux sociaux, et dans la vie politique.
5) Enfin, l’opposition et son candidat unique doivent préparer un plan politique des mesures à adopter en cas de victoire électorale. Il s’agit d’abord, ou bien de proposer d’élaborer rapidement une nouvelle Constitution démocratique pour rompre symboliquement à la fois avec l’instabilité de la transition démocratique et avec l’autoritarisme populiste ; ou bien revenir à l’ancienne Constitution, qui n’est pas mauvaise sur le plan des droits et libertés, mais réformer juste la nature du régime politique (les chapitres sur le pouvoir exécutif et sur le pouvoir législatif) qui y était prévu en 2014, trop désordonné pour être viable. De même pour la réforme du code électoral et des autres décrets et mesures aberrantes à abroger. Il faudrait surtout restaurer l’espoir sur le plan économique en optant pour un gouvernement hautement qualifié, et en s’entourant d’économistes et de financiers d’expérience, pour sortir le pays du délabrement général, aggravé sous le pouvoir actuel. Toutes les propositions et réformes de base visant à refonder le pacte civil de la République, doivent être communiquées à l’opinion et publiées avant l’élection pour que celle-ci puisse s’en imprégner assez tôt.
On a expérimenté jusque-là, la liberté sans ordre (révolution), puis l’ordre autoritaire sans liberté (coup d’Etat), il revient maintenant de proposer une conciliation de l’ordre et de la liberté dans leurs sens authentiques, en réhabilitant la tolérance coutumière de la Tunisie, perdue dans les méandres de l’islamisme et de l’autoritarisme. Le travail politique peut porter ses fruits pour peu qu’il soit assis sur des bases.
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