Combat islamistes-libéraux et histoire des idées politiques

 Combat islamistes-libéraux et histoire des idées politiques

De gauche à droite : Hamma Hammami


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


L’histoire des idées politiques n’est pas seulement l’histoire successive des idées politiques, elle est aussi l’histoire du combat entre les idées politiques. Une confrontation d’idées politiques qui se produit dans le champ intellectuel et philosophique (débat, œuvres, pamphlets, tracts, presse), et qui a en quelque sorte pour arbitre, ou pour prétexte, l’action politique elle-même.


 


L’action politique d’un pouvoir, d’un parti, d’une majorité, se réclamant d’une philosophie politique particulière, peut, si elle donne de bons résultats ou si elle attire l’adhésion des populations, renforcer la position et la pertinence de la philosophie de base de ce même pouvoir, voire, élargir son emprise sur la situation politique. En revanche, si son action politique échoue, il a à ce moment-là de fortes chances de renforcer les idées politiques adverses dont se réclament les partis d’opposition les plus importants, du moins s’ils incarnent une philosophie politique qui a fait date dans l’histoire.


 


En Tunisie, il y a trois grands courants politiques et philosophiques importants : le libéralisme-réformisme, l’islam politique et la gauche progressiste. Si on considère que les confrontations des idées les plus importantes se déroulent autour des idées incarnées par les partis exerçant effectivement le pouvoir, on est acculé à considérer que pour le moment (et cela peut changer), deux seuls grands courants ont réussi à exercer le pouvoir depuis l’indépendance : le libéralisme-réformisme (Destour sous Bourguiba, RCD sous Ben Ali, Nida sous Essebsi) et l’islam politique (Ennahdha sous Ghannouchi après 2011 et peut-être aussi après 2014 par son association à la coalition au pouvoir en raison de son poids). La conception socialiste ou progressiste est pour l’instant la seule philosophie politique qui n’a pas encore eu l’occasion d’exercer le pouvoir.


 


Ce qui fait que le combat politique se fait aujourd’hui en Tunisie principalement entre islamisme et libéralisme. Même s’il y a aussi naturellement et simultanément d’autres luttes idéologiques : comme celle entre la philosophie socialiste-progressiste (incarnée pour l’instant sur le plan électoral par le Front Populaire, mais aussi par d’autres types de gauche, comme le centre gauche et les sociaux-démocrates)  et l’islam politique, une confrontation qui a été récemment exacerbée par les assassinats des deux leaders de gauche ; et aussi entre ces mêmes courants progressistes de gauche et les libéraux.


 


La confrontation entre les libéraux-réformistes et les islamistes étaient intenses, voire dramatiques, tant sous Bourguiba et sous Ben Ali qu’après la révolution. Le courant islamiste dirigé par Ennahdha a pu accéder au pouvoir après la révolution à travers des élections démocratiques, et faire une expérience malheureuse de l’exercice du pouvoir. Chose qui a permis aux islamistes de renforcer par la même le courant libéral réformiste, celui de Nida, qui était à l’époque dans l’opposition.


 


En Egypte, la confrontation des idées politiques est réduite. Il y a, en effet, absence d’un grand parti libéral sur le plan sociologique et électoral, qui peut incarner la conception libérale et faire face à l’idéologie théocratique des Frères musulmans, tandis que la gauche est peu présente. Ce qui fait que la seule confrontation qui vaille dans ce pays est celle qui oppose l’islam politique à l’ordre militaire. L’armée égyptienne n’incarne aucune conception politique autre que celle de l’ordre brut ou esthétique: ordre militaire, cela va sans dire, et non ordre politique. Al-Sissi a beau, comme ses prédécesseurs, Sadate et Moubarak, se réclamer de manière diffuse et imperceptible de la laïcité, du réformisme, de l’Egyptianité millénaire, il n’en incarne pas moins le néant politique sur le plan idéologique.


 


Ce n’est pas un hasard si les Frères musulmans ont toujours, sur le plan idéologique, une longueur d’avance sur l’ordre militaire. Persécutés à l’époque de Hassan al-Banna et de Nasser et depuis, par tous ses successeurs, ils ont pu accéder au pouvoir avec Morsi à travers des élections, il est vrai, mal organisées, voire douteuses sur le plan démocratique. Al-Sissi gouverne militairement aujourd’hui, il ne gouverne ni politiquement, ni intellectuellement. Les Egyptiens font aujourd’hui confiance à Al-Sissi en raison juste de son opposition farouche aux islamistes. L’ordre militaire est un pis-aller, il lui manque l’adhésion profonde des esprits. Les Frères musulmans, même piétinés, bannis, emprisonnés, incarnent malheureusement une idée-force encore vivante dans les âmes d’un grand nombre d’Egyptiens.


 


L’idéologie politique est en effet une arme non négligeable de combat politique. Nida Tounès a d’ailleurs tort, en Tunisie, de présenter une conception politique floue et évanescente, une sorte de nébuleuse, un melting-pot ou une synthèse qui ne satisfait au fond personne. Une synthèse peut rassembler conjoncturellement, mais elle ne convainc pas dans la durée. On rassemble en politique à partir d’une grande idée politique claire, à partir d’une identité politique et philosophique, qui permet par la suite de ratisser large sur le plan électoral. Mélanger le bourguibisme avec la gauche, le syndicalisme, les droits-de-l’hommisme n’est pas très clair, ni trop porteur.


 


Le combat entre les idées politiques  autorise encore, c’est son aspect positif, toutes sortes de modifications et révisions idéologiques. Les contacts et les heurts entre l’idéologie au pouvoir et les principales autres conceptions d’en face, qui peuvent être dominantes intellectuellement ou culturellement, à défaut de l’être sur le plan électoral, ne sont pas indifférents.


 


L’échec d’Ennahdha au pouvoir était ainsi alimenté par la montée du courant réformiste libéral, fortifiée par les exigences de la société civile, les acquis libéraux semi-laïcs de la Tunisie. Du coup, Ennahdha a accepté de faire des semi-compromis  (en associant des partis laïcs après 2011), puis des compromis plus sérieux (Dialogue national, coalition avec Nida et autres partis libéraux au gouvernement après la fin 2014), du moins dans l’attente d’une probable reformulation idéologique de l’islam politique, tant annoncée par les dirigeants du parti. Ennahdha accepte de se soumettre également au jeu démocratique, à la tunisianité et aux acquis sociaux. Elle écarte ses archaïsmes légendaires (chariâ, califat..), mais beaucoup de chemin reste encore à faire. Pour l’instant, et jusqu’à preuve du contraire cette mue est d’ordre stratégique. Mais si la mue d’Ennahdha devient effective par la révision officielle de ses fondamentaux lors d’un prochain congrès, elle pourra faire des émules. Elle pourra mettre fin à la suspicion qui pèse sur l’islamisme modéré. Il faut le savoir et s’y préparer. Les archaïsmes idéologiques et théocratiques, la séparation entre la politique et la prêche, ne vont pas disparaître de but en blanc, ils prendront quelque temps pour être assimilés par les jeunes et cadres militants, ainsi que par les prochaines générations. Le monstrueux groupe de Daech peut peser aussi sur les partis islamistes engagés dans un processus démocratique. Ils les poussent à s’orienter vers un discours politique et idéologique plus modéré, ne serait-ce que pour se positionner par rapport à ces dérives jihadistes, qui font l’objet d’une condamnation unanime.


 


Les esprits chagrins peuvent espérer que rien ne change, que rien ne bouge, et que tout s’éternise, pour consolider un confort idéologique qu’ils veulent valablement inchangé pour la vie. Mais l’histoire des idées politiques est ainsi faite. Les grands postulats parviennent souvent à survivre, intellectuellement, à défaut de l’être politiquement (marxisme, communisme, fascisme, monarchisme, anarchisme). Mais l’histoire des idées politiques nous mènera à d’autres dépassements et conduira d’autres rectifications, tantôt salutaires, tantôt non salutaires, selon les nouvelles conjonctures politiques, économiques et sociologiques qui arriveront à faire surface.


N’insultons ni l’histoire, ni l’avenir.


Hatem M’rad