Bachar Al-Assad, autre dictateur arabe en sursis
Hatem M’rad
Professeur de science politique
Le spectre millénaire qui ne cesse de hanter le monde arabo-musulman dans sa totalité reste incontestablement le pouvoir. Que sa nature soit de type autoritaire ou dictatorial, de type séculier, islamique ou jihado-terroriste. Que son détenteur soit calife, émir, Général, monarque, chef d’une dynastie ou président de République. Que sa philosophie, à supposer que les despotes arabes en ont vraiment une, soit socialiste, libérale, révolutionnaire, communiste, nationaliste, traditionnelle ou islamiste, n’est pas le propos.
Le monde arabe a vu défiler sous les yeux un bon lot de despotes. Certains ignorent à bon escient qu’ils en sont uns ou s’entêtent à ne pas se croire concernés par ce défilé de « tyranosaures ». Les démocrates, on n’en a pas vu, ou du moins très peu récemment après les révoltes arabes. Il y a bien sûr des degrés de despotisme : cela va de l’autoritarisme doux, plus ou moins imperceptible à l’œil nu, jusqu’à la dictature féroce et sanguinaire. Certains tuent leurs peuples quand ils se dressent contre eux ou les minorités ethniques et confessionnelles, les bombardent par avions et les gazéifient. Certains commandent essentiellement pour faire la guerre à des ennemis ou se considèrent comme un pays de front, faute de légitimité interne ; d’autres sont préoccupés par des considérations internes, faute de moyens militaires et de richesses en matières premières.
Avant les révoltes arabes, on parlait de la « malédiction » du pouvoir arabe. Des pouvoirs toujours tyranniques, toujours soucieux de leur durée de vie au pouvoir plus que des droits et libertés de leurs peuples. Même s’ils ont eux-mêmes combattu l’oppression et la colonisation en se proclamant des libérateurs. Le monde a changé, on est passé du bédouinisme khaldounien à la mondialisation planétaire. Mais ils veulent toujours traverser le temps. Ils sont en effet intemporels et peu communs.
Après Ben Ali, Moubarak, Khadafi, les révoltes arabes qui tentent de mettre fin à la dictature, se préoccupent aujourd’hui d’un autre dictateur, Bachar Al-Assad, encore au pouvoir, rejeté par sa population, devenu la cible de l’armée syrienne libre, de rebelles, jihadistes de tout acabit, de Daech. La cible aussi de l’Occident, à la recherche de la moindre occasion pour soustraire la Syrie de l’influence russe. Sans oublier que le monde arabe regorge encore d’autres dictateurs, du Maghreb au Golfe persique, avec les dynasties médiévales d’Arabie Saoudite, de Qatar et autres, aussi impitoyables et aussi condamnables que lui, pourvoyeuses d’un terrorisme clair-obscur.
Bachar a aujourd’hui 50 ans, il est diplômé en ophtalmologie de l’université de Damas. Il poursuit sa spécialisation à Londres, où il a séjourné quelques années et où il a connu son épouse anglo-syrienne. Il est réputé avoirpeu d’intérêt pour la politique. D’ailleurs, c’est son frère aîné, Bassel, que Hafez al-Assad son père avait préparé pour le succéder à la tête du régime. Mais à la mort de son fils aîné dans un accident de voiture en 1994, Hafez al-Assad fait alors appel à son fils cadet, Bachar, le ramène en Syrie et le fait entrer à l’Académie militaire de Homs. En 1999, il devient vite colonel, et effectue des missions auprès des dirigeants étrangers au nom de son père (au Liban, en France).
Son père décédé, on modifie la Constitution en un temps record, pour ramener l’âge minimum de candidature à la présidentielle de 40 à 34 ans et pour sauver l’appareil bâathiste. Le régime n’étant plus en effet qu’un appareil. Il est propulsé deux jours plus tard Général des forces armées syriennes. Le parlement le propose comme président de la République. Il est élu par référendum le 10 juillet 2000 à la tête de l’Etat. Les Syriens croient sincèrement qu’il allait démocratiser le pays. Le régime s’est timidement libéralisé après son élection. On a même parlé du « printemps de Damas », des prisonniers politiques sont libérés, des forums regroupant des intellectuels ont eu lieu, il déclare la fin de l’état d’urgence en vigueur depuis 1963. Mais il doit composer avec les caciques du Bâath, maîtres de l’administration du pays, mis en place par son père et qu’il a du mal à contrôler. Il écarte alors les grands responsables politiques, administratifs et militaires progressivement, et réalise des réformes économiques, tout en s’inspirant du socialisme d’Etat. Inspiré du modèle chinois, il considère que les réformes économiques passent avant les réformes politiques. Mais le pays est gangrené par la corruption.
L’Etat reste politiquement verrouillé. Sous la pression de la vieille garde du régime, qui craint « l’algérisation » de la Syrie, il met un terme à la libéralisation relative. Il arrête des intellectuels qui ont signé une pétition, comme Erdogan aujourd’hui avec les universitaires et les journalistes en Turquie. Les sanctions économiques des Etats-Unis compliquent la situation et rigidifient le régime. Il est encore accusé par les puissances occidentales d’avoir commandité avec le président libanais Emile Lahoud, l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafik Hariri. Les Assad sont en effet partisans du terrorisme d’Etat. Il est réélu haut la main président de la République en mai 2007 avec 97,62% des suffrages à la suite d’un référendum. La répression sévit, des opposants sont arrêtés.
Le printemps arabe en 2011 l’a mis sur le banc des accusés, comme d’autres dictateurs en Tunisie, Egypte, Libye. Le peuple se révolte contre lui. Plusieurs bâtiments du pouvoir et du parti baâth sont incendiés. Les manifestants sont purement tués. La révolte se transfigure en rébellion armée. Rebelles, armée syrienne libre, divers jihadistes, et surtout Daech. C’est l’anarchie. Les villes sont bombardées par le régime par des avions de chasse et des hélicoptères. L’ONU comptabilise à ce jour environ 250 000 morts en Syrie. Bachar nie avoir donné l’ordre de tuer les manifestants. Il disait : « Aucun gouvernement dans le monde ne tue son propre peuple, à moins d’être mené par un fou ». Saddam et Khadafi l’ont fait avant lui. Fou du pouvoir, il doit l’être, lui, certainement. Avec ou sans Daech. Plus de 3 millions de réfugiés syriens à l’étranger à ce jour ont fui sa dictature, son délire et sa guerre. En avril 2014, en pleine guerre et chaos dans le pays, il organise une élection présidentielle sur 30% du territoire et pour 60% de la population, en sortant évidemment « honorablement » victorieux avec 88,7% des suffrages, score habituel.
Aujourd’hui, la guerre de Bachar et du régime se polarise essentiellement contre Daech, qui occupe une bonne partie du territoire syrien et irakien où il y a installé un pseudo- califat islamique. Les Occidentaux et le monde arabe, face à la menace de Daech, ont baissé d’un cran leurs pressions sur le pouvoir syrien, ils l’ont reporté après l’élimination de Daech. Le moindre mal d’abord (Bachar), puis le mal absolu (Daech). La politique des étapes en somme.
Considéré comme un moindre mal par rapport à Daech, par pur réalisme aussi, Bachar n’en est pas moins un malirrécusable. Le monde est certes en guerre contre le terrorisme et contre Daech. Mais Daech n’est qu’un prétexte pour gagner du temps. Le peuple syrien rejette, lui, radicalement le dictateur, par qui le mal absolu est arrivé. Bachar est un mal qui a fait introduire le mal absolu. Il devient alors par pur syllogisme lui-même un mal absolu. Le combat contre Daech, pour l’instant, ne résout aucunement la question du dictateur. Il pourra précipiter la chute de Bachar. Il n’est pas sûr que la Russie, puissance mondiale qui a des stratégies mondiales, le garde sous sa protection.
Le « héros » Bachar, nationaliste infatigable, chantre de la nation arabe et du socialisme d’Etat, qui fait l'admiration de plusieurs intellectuels et d’une certaine opinion arabe, récupère aujourd’hui des territoires, totalement en ruine, récemment le temple de Palmyre, après Ramadi et autres territoires en ruine arrachés à Daech. Les reconquêtes ont eu lieu grâce à une intervention étrangère, massivement russe et accessoirement grâce à la coalition internationale et à Hezbollah. Crime de lèse-nationalisme. Un nationaliste rejeté par la nation, et qui est acculé à laisser tout le monde faire la guerre chez lui pour incapacité politique.
Il récupère des territoires en ruine par son propre fait. Sa dictature a facilité l'entrée de Daech chez lui, comme Saddam hier, qui s’est attiré la foudre des puissances internationales par l’annexion peu politique d’un voisin protégé par les puissances. Comme Saddam, Bachar est un des « héros » arabes, qui croit beaucoup plus à son propre honneur qu'à la dignité et la liberté de son peuple. On admire l'incompétence du médecin rapatrié d'urgence de Londres, accédant au pouvoir politique dans l'improvisation totale, sans formation politique préalable, parce que son cher père est décédé si vite qu'il fallait trouver le premier fidèle à sa disposition : son fils, même peu doué en politique. On admire le dictateur syrien qui n'est pas adulé par le peuple syrien, seulement supporté par certains d'entre eux dans l'attente de l'élimination de Daech. C'est vrai qu'il résiste à Israël et aux Américains. Connaissant l'anti-américanisme primaire du monde arabe et les théories complotistes trop « rationnelles » pour la raison, Bachar devient un « héros » par défaut. Il doit être sans doute ce qu'il est aujourd'hui par la faute des Américains. Ils l'ont certainement forcé à opter pour la dictature.
C’est après l’élimination éventuelle de Daech en Syrie et le retour à la normale que cela risque de se gâter pour lui. Après Daech, le groupe terroriste, c’est lui le nouveau « daech » politique pour les Syriens. D’ores et déjà, les Syriens réclament son exclusion des pourparlers tendant à établir un gouvernement d’union nationale. Bachar ne fera pas l’union nationale, mais seulement l’union nationale contre lui.
Hatem M’rad