Algérie – Le peuple algérien n’a pas voté
L’Algérie a raté une autre occasion de sortir de l’immobilisme autoritaire. Le Hirak a fait sauter le président Bouteflika. Mais le peuple a été contraint à subir un nouveau président incarnant le même système.
D’habitude, en démocratie, quand on élit un président, la foule manifeste sa joie dans la rue. Mais là, jamais un président élu n’a été, le jour même de son élection, aussi conspué par la rue. Les Algériens n’ont pas le sentiment d’avoir déterminé leur sort dans cette élection-piège, ni assuré leur destin ou leur liberté, ni d’avoir extirpé le venin de la tyrannie profonde qui se dissimule insidieusement derrière le pouvoir-fonction. Le nom du vainqueur importe peu pour les Algériens, si le système reste en l’état. Les slogans du jour des manifestants dans la rue confirment bien l’état d’esprit général des Algériens à propos de cette élection : « Votre président ne me représente pas », « Tebboune n’est pas mon président », « La saison 2 du Hirak va commencer », « Le peuple n’a pas voté », « Tebboune, ton mandat est mort-né », « Etat civil, pas militaire », « Pas de vote avec les gangs », « Les généraux à la poubelle », « Président cocaïne » (allusion au fils de Tebboune, en détention provisoire dans une affaire de trafic d'influence liée à la saisie de 700 kilos de cocaïne dans un port algérien en mai 2018). Sur Twitter, où démarre une campagne sur le thème « Tebboune n'est pas mon président », le hashtag du jour est « #Le Hirak continue », en arabe. Le processus du Hirak est relancé le jour même de l’élection de Tebboune. Coup double : il visera désormais et les militaires et le nouveau président.
Dans cette élection, les chiffres électoraux même semblent trompeurs. Abdelmajid Tebboune, 74 ans, ancien diplômé de l’ENA en Algérie, plusieurs fois wali, ministre, puis premier ministre fugitif de Bouteflika en 2017 (pour deux mois et 21 jours), est officiellement élu par 58,15% des suffrages (4,9 millions de voix), parmi cinq candidats triés au volet par l’état-major et Mohamed Gaïd Salah, le Caudillo du moment. Cela nous rappelle trop les candidats aux présidentielles tunisiennes, qui étaient choisis par Ben Ali en personne selon leur degré de concession. Tebboune est le premier président de l'Algérie à ne pas être issu des rangs des anciens combattants de la Guerre d'indépendance contre le pouvoir colonial français (1954-1962). Alors que le caractère historico-militant du candidat est, jusque-là, une des conditions constitutionnelles d’acceptation de sa candidature.
En vérité, ce sont les taux de participation et d’abstention qui font problème. On est dans un régime autoritaire de type militaire, qui reconnait, comme beaucoup de régimes autoritaires modernes et standardisés, une forme de pluralisme dirigée d’une main de fer par le pouvoir, qui a l’habitude d’avoir un droit de regard menaçant sur les résultats. Tebboune (58,15%) devance l’islamiste Abdelkader Bengrina (17,38%), Ali Benfils (10,55%), Ezzedine Mihoubi (7,26%) et Abdelaziz Belaïd (6,66%), tous proches de l’ancien pouvoir. Est-ce un hasard que ce soit Tebboune, le candidat le plus proche de Gaïd Salah qui l’emporte largement sur les autres ? Le peuple aime-t-il à ce point ses Généraux jusqu’à incarner leur choix? Les quatre autres candidats semblent être juste des faire-valoir de l’élection de Tebboune. Le candidat islamiste semble aussi faire partie de l’arrangement. Associer un islamiste proche du pouvoir peut être utile pour accréditer l’idée d’une élection disputée.
Le taux de participation, 39,83%, paraît en tout cas déroutant. S’il est authentique et vérifié, il dénote d’une participation ambiguë. On considère certes que, c’est le plus faible taux de l’histoire des scrutins présidentiels « pluralistes » en Algérie (ce taux était par exemple de 49% environ pour l’élection de Bouteflika en 2014, aussi affaibli soit-il). Mais on a du mal à croire que neuf millions d’algériens aient pu participer à cette élection, si déconsidérée par un Hirak massif, résolu depuis de longs mois de ne pas prendre part à la mascarade organisée. D’ailleurs, une fuite du ministère de l’intérieur a révélé qu’il n’y a pas plus de 2,1 millions de suffrages exprimés. Un chiffre qui semble plus conforme au rejet massif du pouvoir et du système par les Algériens. Le taux de participation qui circule d’ailleurs à Facebook est de 8,9%. Mais, si ce taux officiel de 39,83% est réel, c’est que le Hirak s’est déjugé, ce que souhaite ardemment faire paraître le pouvoir. Cela peut signifier aussi que les Algériens n’ont pas suivi les mots d’ordre du Hirak sur tout le territoire, hors des zones urbaines. Chose qui nous parait fort improbable. L’abstention effective (officiellement, elle est de 60,17%) dans le cas d’espèce ne signifie pas une indifférence ou un désintérêt à la politique, ni une difficulté de choisir entre les candidats. Elle signifie ici un rejet radical du régime, et un refus de l’idée même d’une élection dans les conditions d’un régime militaire.
Si ce taux de participation est manipulé, il exprime alors sans fard l’interventionnisme de Gaïd Salah, qui a désigné Tebboune président à l’avance au vu de ses liens avec lui, et de sa proximité du régime et de Bouteflika. Gaïd Salah attend impatiemment la désignation d’un président officiel pour retrouver l’exercice naturel de son influence souterraine et invisible. Si bien que le seul mérite de Tebboune, c’est d’avoir non seulement battu les autres candidats de l’état-major, mais d’avoir été préféré par l’homme fort du régime.
L’état-major s’impatiente en effet pour mettre en place la pièce manquante de la chaîne, pour régler la crise politico-institutionnelle qui a aggravé la crise économique (baisse drastique des recettes pétrolières) : l’élection du président. Il peut déchanter. Le président est « mort-né », comme le scande la foule. Les militaires ne l’ont pas encore compris, le peuple lutte pour un Etat civil, pas pour un Etat militaire. L’armée n’inspire plus confiance. Tebboune a été élu certes, mais le peuple réel n’a pas voté. Ne cherchons pas la position politique d’un militaire. Elle n’est ni de droite, ni de gauche, ni pour la révolution, ni pour le réformisme. Elle est pour la hiérarchisation de l’ordre social. Un conservatisme de type soldatesque. A-t-on vu un régime militaire évoluer de lui-même en rendant le pouvoir aux civils ? C’est rarissime. Pas en tout cas dans les pays arabes, en Afrique ou en Amérique Latine, où les militaires, s’ils ne tombent pas à l’issue d’un coup d’Etat, ou s’ils ne confient pas le pouvoir à la famille, en sortent les pieds devant. L’armée ne connaît d’autre reddition que dans un champ de bataille, siège des rapports de force, en l’espèce la Rue…et la détermination d’un peuple.
Jusque-là, les Algériens avaient confiance en l’armée, malgré quelques doutes sur cette institution, entachée par quelques affaires de corruption. Plus maintenant, le rejet est total. L’armée cesse d’être une armée de libération nationale, comme elle a été perçue dans l’histoire de la décolonisation. Elle est davantage aujourd’hui, face à cet irrépressible air de liberté, une armée de confiscation nationale. Elle ne représente pas le peuple, à supposer qu’elle l’ait été, elle l’empêche de naître. Le peuple n’a pas voté, on a voté à sa place. Pire, on lui a fait dire ce qu’il ne voulait pas dire. L’urne est un mode de pouvoir dans les régimes autoritaires dits « pluralistes », elle n’est pas un mécanisme de choix citoyen. Les Algériens n’ignorent pas qu’une élection civile peut aussi produire un pouvoir militaire, comme elle a pu produire dans d’autres cieux un pouvoir religieux.
Le Général Gaïd Salah, en choisissant Tebboune, et en le faisant élire contre tous, a montré que le changement civil aura lieu dans la continuité militaire. Tebboune, un homme du système, ne changera pas le système. Encore une occasion ratée pour les Algériens.