Point de vue. À propos de l’efficacité présumée des dictatures
Quelques franges de la population continuent en Tunisie, malgré la crise de survie, de défendre la dictature contre l’instabilité et le désordre, et de croire en son efficacité, pourtant trompeuse, comme « modèle » étatique.
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Les différents sympathisants de l’ancien régime, des bourguibistes aux benalistes, en passant par les zélateurs du nouveau régime, et des déçus de l’islamisme et de la transition démocratique, sont motivés par deux idées phares, banales, qui ne sont pas sans lien. Ils considèrent d’abord, péremptoirement et imprudemment, que seuls les régimes dictatoriaux sont capables de réhabiliter l’autorité de l’Etat, de remplir les missions politiques, économiques, sociales et environnementales nécessaires de la nation, d’imposer par l’épée de Damoclès des changements rapides, d’organiser la stabilité, de sécuriser les citoyens et de nettoyer la corruption. Ils croient, ensuite, et à l’inverse, que les démocraties de transition, par leurs agitations désordonnées, sans repères, paraissent, en comparaison, indécises, chaotiques et corrompues. Dans les deux cas, ces deux idées ou présuppositions tombent à l’eau. Les faits autoritaires post-25 juillet se sont chargés de les démentir, de conduire à une finalité inverse à celle qui était escomptée, et d’accréditer en comparaison la transition démocratique.
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C’est vrai que des hommes d’appareil, comme Ben Ali, Erdogan, Al-Sissi ont au-delà de leur autoritarisme et culte de la personnalité, pu moderniser leur pays par certains aspects (économie, infrastructures, investissement, ordre), aussi factices et apparentes que soient la stabilité et la modernité auxquelles a conduit leur pouvoir, qui ne sont que la couche apparente de leur conservatisme et arbitraire de base. Mais on ne peut pas en dire autant pour Saddam, Al-Assad, Khadafi, ou Saïed, dont le gouvernement de type dictatorial n’a pas produit une quelconque évolution ou progrès notable de leurs sociétés respectives, contrairement aux vœux des « dictatoriphiles » et des « dictatorologues » de circonstance, nous invitant à récupérer les vestiges du passé dans un monde ouvert, mondialisé, numérisé, démocratique, impossible de rendre étanche. Le despotisme, à supposer qu’il soit éclairé, a ses règles. N’est pas Frédéric II de Prusse, Catherine II de Russie, Joseph II d’Autriche, Bonaparte ou Atatürk ou Bourguiba qui veut. Le despotisme non éclairé, incarnation de la déraison, fait, lui, pâle figure par défaut de grandeur et de vision réformiste.
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Le président Saied, qui a opéré un coup d’Etat interne au sein de l’Etat, a confisqué tous les pouvoirs de l’Etat, nécessaires pour « nettoyer » l’Etat des infiltrations islamistes et de la corruption. Il a tous les pouvoirs, mais il n’en a gardé que les illusions et les dérives, le négatif plutôt que le positif. Les dynamiques, les changements positifs (politiques, économiques et institutionnels) et les progrès sociaux auxquels s’attendaient les citoyens, ne sont pas de son fait. L’Etat suppose une vision, une expérience et une méthode. Le mandat autoritaire de Saïed court de crise en crise, de pénurie en pénurie, de faillite en faillite et pourra bientôt entrer dans la catégorie des « failed States ». Paradoxalement, un recul par rapport à l’Etat désordonné de la transition démocratique tant vitupérée. Les accusations quotidiennes de complotisme de ses concurrents, les persécutions diaboliques de l’opposition, le décrétisme abusif, l’entêtement, le monopole décisionniste, l’absence d’écoute, de dialogue, de compromis, se sont avérés de sérieux handicaps dans l’action politique de l’autocrate. Ils ne feront jamais marcher l’Etat sur ses deux jambes et produire une action efficace. Le bâton ne peut remplacer la persuasion, comme un Etat de non-droit ne peut se substituer sans conséquences à un Etat de droit. « Le seul Etat de droit que je reconnais est celui de 2014 », disait récemment, à juste titre, l’ancien constituant Fadhel Moussa. Le seul Etat en tout cas qui a créé des réflexes de liberté chez les Tunisiens, en dépit de ses soubresauts, et qui a pris date avec l’histoire d’une vieille nation.
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La dictature ne crée pas beaucoup de sérénité, ni de confiance au pouvoir ni de stabilité dans l’Etat, même s’il est vrai qu’en démocratie aussi, on a parfois du mal à se persuader d’une politique qui serait plus confiante et plus généreuse, capable de faire reculer l’arbitraire, la violence, et d’éliminer l’ennemi. On aurait dans ce dernier cas changé l’essence du politique. Seulement, la différence entre les deux systèmes réside dans les garanties des citoyens contre l’arbitraire. En démocratie, l’autorité n’a rien à voir avec l’autoritarisme. Elle freine les abus, elle ne les crée pas. Elle a plus de chances d’inspirer confiance (les sondages, les consultations et les médias le montrent). Mais, un opérateur d’un coup d’Etat reste viscéralement méfiant vis-à-vis de son entourage et de ses collaborateurs, comme Saddam, Ben Ali, Al-Sissi, Khadafi. Ses proches mêmes en pâtissent en subissant ses foudres. A fortiori pour un président élu démocratiquement, qui s’est glissé soudainement dans la peau d’un dictateur, en reniant la démocratie. Les présidents démocrates sont élus pour exercer seulement une politique gouvernementale ou étatique, ils n’ont pas été désignés pour changer l’Etat lui-même, ou le régime politique de leur propre initiative, fait dictatorial en lui-même, si du moins, il n’est pas d’ordre consensuel et constitutionnel.
Quelle efficacité, quelle stabilité, quelle sécurité une dictature peut-elle espérer réaliser si elle est faite brutalement contre les citoyens, sans leur consentement, par l’injustice, la persécution et le diktat du prince ? Les citoyens sont l’ennemi d’un populiste qui prétend incarner une « peuplecratie » (I. Diamanti, M. Lazar, 2019). Beaucoup de jeunes et moins jeunes partisans de Saïed l’ont abandonné en cours de route, choqués par sa nouvelle morphologie politique. Ils connaissaient le « vrai », ils ont découvert le « faux ». La dictature est bien une insécurité permanente et pour les citoyens et pour le pouvoir.
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Une crise se traite comme une crise. Elle est à la fois révélation et facteur d’évolution. Elle suppose une méthode éprouvée pour effectuer la mutation. La démocratie de transition a conduit certes à une crise. Elle a été révélatrice d’un blocage institutionnel qui gagnait à être dépassé par un volontarisme minimal et une concertation consensuelle. C’est toujours ainsi en matière institutionnelle. Le contrat politique appartient à tous, remédiable par tous, même s’il n’exige pas le consentement unanime. Il ne peut en tout cas pas être extorqué par la crainte et la violence, et abdiqué au profit d’un homme. Autrement, on tomberait dans le contrat politique de type hobbesien, déléguant le pouvoir au souverain de manière définitive et irrévocable.
Le contrat politique entre gouvernants et gouvernés rencontre dans son parcours des crises multiples et variées. Chose normale dans la vie d’un peuple. En 1976, Edgar Morin a proposé dans un article intitulé « Pour une crisologie », une réflexion sur le concept de crise, qui est « un microcosme de l’évolution ». Une crise révèle les dimensions de l’incertitude, de l’aléatoire, de l’ambiguïté dans un système politique, elle génère le doute sur la réalité et l’imminence du danger. Mais, elle n’est régression que si on ne parvient pas à comprendre les signes du dysfonctionnement dont il s’agit, et à les dépasser par une progression réfléchie et maîtrisée. La démolition entière du système politique par un seul homme n’est pas un élément positif à même de faire sortir un Etat de la crise, et de ses aspects négatifs. Le rejet de l’unilatéralisme produit une nouvelle crise. La crise deviendrait interminable, un état normal, une exception permanente, la norme de l’existence, comme c’est le cas de la Tunisie depuis 2011. Crise sur crise produit indéfiniment « replâtrage » sur replâtrage, d’autant plus que les caisses de l’Etat sont vides, que le peuple appauvri et désemparé ne suit pas et que Saïed a perdu sa légitimité. Le salut des peuples ne relève pas des dictatures, mais de leur bien-être, de leur dignité et de leur liberté… et de leur consentement.